mercredi 1 juillet 2015

ARAGON. Que la vie en vaut la peine





Louis Aragon, dans une manifestation du P.C.F le 3 octobre 1971 à Paris. ©Photo Bloncourt.



Que la vie en vaut la peine

C'est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d'incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes.

Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croit
D'autres viennent. Ils ont le cœur que j'ai moi-même
Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s'éteignent des voix.

D'autres qui referont comme moi le voyage
D'autres qui souriront d'un enfant rencontré
Qui se retourneront pour leur nom murmuré
D'autres qui lèveront les yeux vers les nuages.

II y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l'aube première
II y aura toujours l'eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n'est le passant.

C'est une chose au fond, que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n'était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre.

Oui je sais cela peut sembler court un moment
Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine
Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine
Et la mer à nos soifs n'est qu'un commencement.

Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouches
Le sac lourd à l'échine et le cœur dévasté
Cet impossible choix d'être et d'avoir été
Et la douleur qui laisse une ride à la bouche.

Malgré la guerre et l'injustice et l'insomnie
Où l'on porte rongeant votre cœur ce renard
L'amertume et Dieu sait si je l'ai pour ma part
Porté comme un enfant volé toute ma vie.

Malgré la méchanceté des gens et les rires
Quand on trébuche et les monstrueuses raisons
Qu'on vous oppose pour vous faire une prison
De ce qu'on aime et de ce qu'on croit un martyre.

Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond
Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine
Malgré les ennemis les compagnons de chaînes
Mon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu'ils font.

Malgré l'âge et lorsque, soudain le cœur vous flanche
L'entourage prêt à tout croire à donner tort
Indifférent à cette chose qui vous mord
Simple histoire de prendre sur vous sa revanche.

La cruauté générale et les saloperies
Qu'on vous jette on ne sait trop qui faisant école
Malgré ce qu'on a pensé souffert les idées folles
Sans pouvoir soulager d'une injure ou d'un cri.

Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessures
Les séparations les deuils les camouflets
Et tout ce qu'on voulait pourtant ce qu'on voulait
De toute sa croyance imbécile à l'azur.

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici
N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.


Louis ARAGON in Les yeux et la mémoire – Chant II – 1954 -




Notes :

On rappellera qu’il s’agit ici de la version intégrale du poème d’Aragon. Ce poème est très souvent tronqué. Son titre est bien Que la vie en vaut la peine et non, comme souvent cité : C’est une chose étrange…

Ce poème est le 2ème chant du recueil Les Yeux et la mémoire, qui en compte quatorze.

Les Yeux et la mémoire, rédigé au plus fort de la Guerre froide, réunit des textes politiques et idéologiques faisant référence, d'un point de vue partisan, à des événements d'actualité, à des strophes dans lesquelles le Je lyrique s'adonne à des confessions personnelles et à des descriptions poétiques. Le poème constitue donc, en premier lieu, un document témoignant de la vision du monde et de l'auto vision de son auteur à ce moment historique qui suit la crise déclenchée, chez Aragon, par l'affaire de la publication du portrait de Staline, par Picasso, dans Les Lettres françaises (mars 1953). À côté de passages d'une poésie saisissante, ce poème en est l’exemple, l'ouvrage contient des séquences qui comptent parmi les textes les plus ouvertement communistes écrits par Aragon sous forme de poème, empreints d'un enthousiasme crédule susceptible de provoquer le hochement de tête du lecteur d'aujourd'hui.




3 commentaires:

  1. Où sont passés la pétillance, l'élégance, le bonheur d'écriture des années d'avant-guerre et de guerre ?
    Je ne reçois que du pâteux, de l'épais, du pesant...
    Trois fois hélas !
    Jacques

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  2. La vie est belle, je me tue à vous le dire,
    dit la fleur
    Et elle meurt...


    Jacques Prévert

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  3. Bonsoir nuagesneuf, toujours un plaisir de venir sur votre blog.

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