dimanche 17 janvier 2016

Jean d'Ormesson . Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit (extrait)











Une randonnée dans la beauté du monde


Non pas suite mais peut-être complément du précédent roman, ce livre-ci se décline en trois parties et chacune correspond à une question ou à un constat que tout esprit un peu affuté pose.

Un roman de société : « Tout passe. » Nous vivons une époque de transition, les livres, la famille, les moeurs, les frontières, les monnaies jusqu'à la religion. Tout se sait puisque, par la Toile, chacun est immédiatement informé du sort de tous. Pour illustrer ce propos, se déroule une histoire sentimentale contemporaine ou un bouddhiste milliardaire et communiste fait irruption dans une famille traditionnelle.

Un roman d'amour : « Rien ne change. » Un écrivain cherche sa voie et il ne s'en sort que par l'amour d'une femme, Marie. Il se donne à elle qui le rend à lui-même. L'amour est plus important que la littérature et que tout le reste. Il ne consiste pas à se regarder dans les yeux mais à regarder le monde ensemble. Le spectacle du monde entraîne leur étonnement et leur admiration, qui sont à la racine de toute connaissance. Le roman de société s'est changé en roman d'amour, qui lui-même va se changer en roman de l'univers.

Un roman de l'univers : « Il y a au-dessus de nous quelque chose de sacré. » Au grand-père – désormais classique – de l'auteur, à Pama le bouddhiste, à Marie, s'ajoute Dieu comme un des principaux personnages du livre. Car comment peut-on parler d'autre chose que de Dieu ? Suit une petite histoire de l'humanité par ceux qui l'ont pensée et faite : les philosophes et les scientifiques. Un combat s'est engagé entre Dieu et la science. La position de l'auteur, catholique et agnostique, est de laisser ses chances à Dieu.

Ce livre est aisé et profond. On y retrouve ce qui a fait le succès des précédents ouvrages : la foi en la littérature, l'importance des sentiments, l'absence d'illusions, le goût du bonheur, la recherche de la vérité. Le tout comme soulevé par la grâce d'un style et d'une écriture ailée.


On voudra bien trouver plus bas un extrait.


(extrait)  




"Où l'auteur s'inquiète brièvement du sort d'un genre littéraire si longtemps triomphant et où il entre avec audace dans le vif du sujet.

Vous savez quoi? Tout change. Le climat, à ce qu'on dit. Ou la taille des jeunes gens. Les régimes, les frontières, les monnaies, les vêtements, les idées et les moeurs. Une rumeur court: le livre se meurt. Voilà près de trois mille ans que les livres nous font vivre. Il paraît que c'est fini. Il va y avoir autre chose. Des machines. Ou peut-être rien du tout. Et le roman? Il paraît que le roman est déjà mort. Ah! bien sûr, il y a encore de beaux restes. Des réussites. Des succès. Des... comment dites-vous?... des best-sellers. Pouah! Les romans aussi, c'est fini. Nous les avons trop aimés. Gargantua, Pantagruel, Don Quichotte, Athos, Porthos, Aramis, d'Artagnan, Gavroche, Fabrice et Julien, Frédéric et Emma, le prince André, Natacha et Anna, les frères Karamazov, la cousine Bette, le Père Goriot et ses filles, Anastasie et Delphine, les familles Rougon-Macquart, Forsyte, Buddenbrook -on dirait un faire-part-, Vautrin, Rubempré, Rastignac, le narrateur et Swann et Charlus et Gilberte et Albertine et Rachel-quand-du-Seigneur et la duchesse de Guermantes, lord Jim et lady Brett, Jerphanion et Jallez, mon amie Nane et Bel-Ami, Aurélien et Gatsby, le consul sous le volcan, Mèmed le Mince, l'Attrape-coeurs, le pauvre vieux K à Prague et Leopold Bloom à Dublin qui se prend pour Ulysse: ce monde de rêve et de malheurs changés soudain en bonheur ne durera pas toujours. Ses silhouettes de femmes, de maîtresses, de jeunes filles, ses fantômes de géants s'éloignent dans le passé. L'herbe a du mal à repousser derrière eux. Les seconds couteaux s'agitent. Les truqueurs déboulent. Les poseurs s'installent. L'ennui triomphe. Tout le monde écrit. Plus rien ne dure. On veut gagner de l'argent. Presque une espèce de mépris après tant d'enchantements. Le genre s'est épuisé. L'image triomphe et l'emporte sur l'écrit en déroute.
Voici pourtant encore un livre, quelle audace! voici encore un roman -ou quelque chose, vous savez bien, qui ressemble à un roman: des histoires, quelques délires, pas de descriptions grâce à Dieu, un peu de théâtre, pourquoi pas? et les souvenirs, épars et ramassés pêle-mêle, d'une vie qui s'achève et d'un monde évanoui. Peut-être ce fatras parviendra-t-il, malgré tout, à jeter sur notre temps pris de doute comme un mince et dernier rayon? Et même, qui sait? à lui rendre enfin un peu de cette espérance qui lui fait tant défaut.

Où l'auteur reconnaît qu'il n'est ni Benjamin Constant, ni Émile Zola, ni François Mauriac. Il s'en désole, bien sûr -et il s'en console.

Autant l'avouer tout de suite. Je n'ai aucune intention de vous proposer quelque chose dans le genre d'Adolphe, de Nana ou de Thérèse Desqueyroux. Et pour deux raisons au moins. La première: je ne peux pas. La deuxième: je ne veux pas.
Je ne peux pas. J'aurais du mal à être aussi subtil (et aussi changeant) que Constant, aussi puissant (et aussi pesant) que Zola, aussi tourmenté (et aussi faux jeton) que Mauriac. Ils étaient très patients. Je le suis beaucoup moins. Ils travaillaient beaucoup. Je ne déteste pas m'amuser. Ils avaient comme du génie. Ce n'est pas le genre de la maison. Ils sont arrivés, toutes voiles déployées, sous les acclamations, dans la lumière du port. Je rame encore à l'ombre.
Ce n'est pas seulement que je ne peux pas. Je ne veux pas. Pourquoi? C'est tout simple: ils appartiennent au passé. J'invente autre chose. Ils sont morts. Je suis vivant. Ah! pas pour toujours. Mais pour encore un peu de temps qu'il faut tâcher de ne pas perdre. Et le comble: je suis bon garçon. Voilà déjà un bail qu'à notre époque de dérision et de contestation je fais -et peut-être presque seul- profession d'admiration. Je les admire. Plus que personne. On dirait un benêt toujours prêt à les applaudir. Je les admire, mais je ne les imite pas. Je ne marche pas dans leurs traces. J'admire aussi, et plus encore, Homère, Ronsard, La Fontaine, Racine, et quelques autres. Il ne me viendrait pas à l'esprit, même si j'en étais capable, d'écrire une épopée, un sonnet, une ode ou une tragédie classique. Laissons les morts enterrer les morts.
Nous en avons trop vu. Après tant de désastres et de ruines, le théâtre est méconnaissable. La pièce n'est plus la même. Les décors ont changé. L'histoire galope. Nous n'avons plus le temps. Il n'est pas impossible que les raisins d'hier soient trop verts aujourd'hui. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que nous sommes rassasiés. Il nous faut autre chose. Pour être tant bien que mal et si peu que ce soit à la hauteur de nos maîtres vénérés et trahis, il s'agit d'abord de nous éloigner d'eux, de les combattre, de trouver des chemins qu'ils n'aient pas parcourus. Vous savez ce que nous voulons, ce que nous espérons, ce que nous essayons de faire avec une espèce de désespoir? Du nouveau. Encore du nouveau. Toujours du nouveau.

Où l'auteur, à la surprise du lecteur, et peut-être à son indignation, dénonce les mutins de Panurge et se refuse avec obstination à se prétendre moderne.

Le piège à éviter, c'est de se jeter dans le moderne. Tout le monde veut être moderne et, comme si ça ne suffisait pas, tout le monde veut être rebelle par-dessus le marché. Pour être au goût du jour, tout le monde cherche à grimper dans le train déjà bondé des mutins de Panurge. C'est un joyeux tintamarre, plein d'argent comme jamais, ou plutôt comme toujours. Les mauvaises manières en plus. Tournent dans ce manège non pas tant, comme on pourrait s'y attendre, les plus déshérités, les hors-la-loi, les laissés-pour-compte de l'histoire, mais surtout, sans vergogne, ceux qui ont déjà tout et qui veulent encore le reste, les banquiers ivres de Chine, les milliardaires en perdition qui, à défaut de rendre l'argent, en disent au moins du mal. Le comble du moderne, c'est à la fois de passer pour rebelle, d'avoir le pouvoir et d'être plein aux as. Ah! bravo! Quel chic!
Etre résolument moderne est une tentation que j'ai fini par repousser. Pour la bonne raison que le moderne sent déjà le moisi.
Il y a cent ans, l'histoire s'est emballée. L'avenir, tout à coup, a été autre chose que le passé. Au point que les mots nous manquent pour tenter de nous définir. Le nouveau, à peine né, est aussitôt une vieille lune. Le moderne est hors d'âge et déjà derrière nous. Le postmoderne est dépassé et un peu ridicule. Le contemporain, à son tour, est tombé dans les oubliettes. Nous sommes des écureuils qui courent de plus en plus vite dans une roue sans fin et qui se mordent la queue.
Les événements, les livres, les spectacles, les sentiments, les idées passent à bride abattue, comme l'herbe et comme le vent. La tête nous tourne. Quelques-uns crient qu'ils veulent descendre et essaient de sortir. Mais sortir est interdit. Nous sommes enfermés dans le système et il n'est pas permis de s'échapper. Même si nous le voulions. Et nous ne le voulons pas vraiment. Le système, c'est ce monde que nous avons tricoté tous ensemble et où nous sommes condamnés à vivre avant de faire comme les autres et de nous en aller pour de bon.
Nous sommes prisonniers de nos propres progrès. Je connais ma prison. J'accepte ma condition. Je m'en arrange même assez bien avec ses éclats de voix et ses roulements de tambour auxquels il m'arrive de participer. Mais je ne fais pas le malin. Je ne pousse pas des cris de joie. Je ne suis pas affolé par l'actualité. Je ne suis pas à la mode. Nous le savons depuis toujours: la mode est ce qui se démode. Toutes ces vieilleries triomphantes sont depuis longtemps usées jusqu'à la corde. Je ne pleure pas non plus sur le passé, sur le lait répandu des charmes du temps jadis. Je suis là, et c'est tout. Je m'arrange de mon époque comme je m'arrange d'être au monde. Ni rejet, ni colère, ni amertume -et aucune illusion.



Où l'auteur se souvient de son enfance à Plessis-lez-Vaudreuil et de son grand-père dépeint dans Au plaisir de Dieu.

Longtemps, j'ai été jeune. J'ai eu de la chance. J'avais un père et une mère, un frère, une gouvernante allemande qui s'appelait Fräulein Heller et que j'appelais Lala. Et, comme dans les romans de la comtesse de Ségur, Les Petites Filles modèles ou Les Vacances, nous nous aimions tous beaucoup. Les bons sentiments coulaient à flots autour de nous. J'adorais Lala qui était très sévère, que je trouvais très belle et qui me donnait des fessées avec une brosse à cheveux. Le monde s'arrêtait là et il était très doux. Il me paraissait immobile, ou à peu près immobile. Les choses changeaient très peu. Très lentement, et très peu. Dans un passé lointain et très flou, il y avait des guerres et des révolutions. L'hiver, avec sa neige et ses étangs couverts de glace où il m'arrivait de patiner, succédait à l'automne, et le printemps à l'hiver. Dès que revenait l'été, j'allais rejoindre mon grand-père à Plessis-lez-Vaudreuil. Et plus rien ne bougeait.
En dépit du temps qui passe et de ses ravages meurtriers, quelques-uns d'entre vous ont peut-être gardé un vague souvenir de ce personnage que j'ai beaucoup aimé lui aussi, qui détestait le monde moderne, qui vomissait le progrès, ses pompes et ses oeuvres, qui vivait dans le passé et qui attachait une importance démesurée aux façons de se tenir et de parler. Sosthène, mon grand-père, dont j'ai essayé de tracer le portrait, il y a près de quarante ans, dans Au plaisir de Dieu et qui se confondait depuis sept ou huit siècles avec Plessis-lez-Vaudreuil.
Plessis-lez-Vaudreuil!... Seigneur!... Vous rappelez-vous?... C'était un autre nom du paradis avant le déluge de fer et de feu qui a tout emporté. Nous ne doutions de rien, et surtout pas de nous-mêmes. Nous ne voyions pas plus loin que notre vieux jardin qui était un parc immense dont les tours, les bosquets, les bancs à l'ombre des tilleuls, les allées entretenues avec soin, les plates-bandes de pensées et de bégonias, les murailles formidables ne prêtaient pas à rire. Dieu se chargeait de tout -et il nous avait à la bonne. Les choses étaient ce qu'elles étaient et ce qu'elles devaient être. Il y avait une vérité et il y avait une justice. Et, depuis des temps à peu près immémoriaux, elles nous avaient faits ce que nous étions.
Je ferme les yeux. Je nous revois. Vêtue de noir depuis toujours, les mains couvertes de mitaines, sans le moindre bijou, un ruban de velours autour du cou, ma grand-mère est assise, immobile et presque absente, dans une guérite d'osier qui la protège du soleil et du vent. C'est une grande vedette du muet. Elle vit encore au temps de ces arrière-grand-tantes de légende qui avaient dansé dans leur jeunesse aux Tuileries avec le prince impérial. Elle n'a jamais ouvert Proust, ni Gide, ni bien entendu Aragon. Elle ignore jusqu'à leurs noms. Elle ne sait rien du monde en train de changer autour de nous. Le reste du clan est installé sous les tilleuls autour de la table de pierre. Il parle de choses et d'autres, de mariages et d'enterrements qui se changent en fêtes sur ses lèvres et du temps qu'il va faire. Il commente le Tour de France dont les héros immortels, successeurs d'Ulysse, d'Achille, de Patrocle et d'Hector, s'appellent alors Antonin Magne, Romain et Sylvère Maes, Lapébie, Bartoli, et dit du mal d'un avenir qui trahira le passé et qui sera communiste et anticlérical. Mon grand-père règne en silence. Il ressemble à un Jean Gabin déjà atteint par l'âge mais toujours solide et très droit, et il lâche de temps à autre une parole meurtrière. Il y a en lui quelque chose de massif et de chinois qui échappe au cours du temps.
Flottent dans l'air autour de nous une certaine lenteur, le culte de l'histoire et de l'immobilité, la méfiance pour l'imagination et pour l'intelligence qui est si mauvais genre. Une violence secrète se cache sous nos dehors policés. Plus encore que dans les chasses, qui nous occupent déjà beaucoup, elle s'exprime dans les chasses à courre qui tiennent dans notre vie une place considérable et qui se prolongent le plus souvent jusqu'à la nuit tombée. Autour de la dépouille du cerf et de la meute des chiens, au son des trompes de chasse, à la lueur des flambeaux tenus par les piqueurs -nous prononçons piqueux-, ce sont des scènes d'une sauvagerie antique où l'élégance se couvre de sang.
Ce qui compte d'abord pour nous, c'est la famille. Elle jette ses tentacules loin dans le passé et dans l'espace. Nous avons des cousins en Belgique, en Espagne, en Autriche, en Bavière et en Prusse, en Hongrie, en Russie, dans les pays baltes. De temps en temps, chassés de leurs forêts et de leurs terres à blé lointaines par l'ennui, par la passion, par les révolutions, ils débarquent à Plessis-lez-Vaudreuil où nous les recevons avec tous les honneurs qui sont dus à notre rang. Nous n'avons pas de cousins en Argentine, au Brésil, au Japon, au Kenya. Et il n'est pas sûr que les États-Unis existent vraiment quelque part. Le sentiment qui nous anime à leur égard est une sorte de dédain. Ils ne nous intéressent pas. Ils parlent une langue impossible. Nous n'y connaissons personne. Nous n'avons pas l'intention de nous mêler de leurs affaires qui reposent sur l'argent. Nous nous sentons plutôt plus proches de la Chine, de l'Égypte, des Indes où il y a des princes, des rajahs, des nizams, des sultans et qui ont, comme nous, une longue histoire derrière elles.
L'argent ne nous manque pas. Il tombe du ciel. Les livres ne nous sont pas indifférents. À condition, bien sûr, d'avoir un peu plus de cent ans, de dire du bien des Romains ou à la rigueur des Grecs, de ne jamais répandre ces idées répugnantes de révolution, de progrès, d'athéisme qui empoisonnent le pauvre monde. Évolution, révolution, art moderne, relativité, transformisme, vers libres, tolérance, progrès sont des mots d'une grossièreté telle qu'ils ne sauraient être prononcés à la table de mon grand-père. Nous n'aimons pas le changement, ce qui bouge, ce qui va trop vite. Nous aimons le passé. Les lendemains nous font peur.
Nous savons, bien entendu, qu'il y a de l'avenir devant nous. Nous préférons de loin le passé derrière nous. Mais nous sommes très gais face à l'inéluctable. Nous mêlons l'orgueil à une sorte de fatalisme et nous sommes convaincus, tout au fond de nous-mêmes, que, jusque dans la défaite, c'est nous qui avons raison. Nous avons le sentiment que les choses ne tournent plus très rond dans ce monde qui nous entoure où nous avons régné jadis et qui est plein, tout à coup, à la fois de nouveaux riches et de radicaux-socialistes. Nous n'y pouvons rien: nous sommes seuls à incarner le bon goût, la sûreté de jugement, la justesse d'esprit, l'élégance. Tout cela, nous le sentons obscurément, est sur le point de s'achever avec nous. Je soupçonne mon grand-père et ma grand-mère de connaître la source de ce dérèglement. Ils en parlent très rarement, mais ils savent, dans leur coeur, que tout s'est déglingué avec la fin brutale de la monarchie légitime.
Ce n'est pas que la monarchie se soit toujours bien conduite dans ce passé qui nous est si cher. Il n'y a que Saint Louis, François Ier, et surtout Henri IV pour remporter tous les suffrages. Philippe le Bel, Louis XI, Louis XIV, Louis XV sont très loin de se situer au-dessus de tout soupçon. Je ne suis pas sûr que mon grand-père et ma grand-mère auraient accepté de se voir traiter de royalistes. La famille s'est bien souvent opposée à une monarchie tyrannique et parfois dépravée. C'est pire avec Napoléon: on ne sait pas du tout sur quel pied danser avec l'Usurpateur. Il incarne une sorte de catastrophe nécessaire, de Providence négative. Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? En ces temps-là, avec les rois ou avec l'Empereur, on savait vivre et les choses n'allaient pas à vau-l'eau.
Au centre et au-dessus de tout, la religion. Ça, c'est du solide. La religion, comme la famille, est au-delà de toute contestation. Elle est la clé et le ressort du monde où nous vivons. À l'ombre du château, dans une curieuse relation dominée-dominant, s'élève l'église où officie le doyen Mouchoux qui croque des noix entières avec leurs coques et ne crache pas sur le bon vin. Il lui arrive d'empester le tabac et l'alcool. Mais nous lui pardonnons: c'est un saint homme. Par un miracle sur lequel nous nous interrogeons très peu -nous avons un faible pour les miracles, nous les cultivons avec soin, nous les acceptons sans rechigner-, il représente Dieu sur cette terre où règnent depuis des siècles les hautes tours rondes et roses de Plessis-lez-Vaudreuil."


Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Jean d'Ormesson.
Robert Laffont, 264 p., 21 euros. Publié en août 2013.
 (extrait)


* prochaine publication sur Nuage, texte intégral de la lettre ouverte au président de la République, du même auteur...



3 commentaires:

  1. Jean d'Ormesson pratique un peu ici ce qu'il reprochait à Chateaubriand dans " Une fête en larmes " : l'appel aux morts. Mais peu importe,j'éprouve à son égard une déférence qui confine à la dévotion. Un tel amour de la littérature antique (pas seulement, mais c'est ce qui me touche), et particulièrement pour Homère qu'il cite en exergue de certains de ses romans, suffit pour moi à lui trouver des grâces qu'aucun autre - exception faite de Lacarrière, de Romilly et Yourcenar (je pourrais citer Vidal-Naquet mais je le considère comme un historien plutôt qu'un écrivain)- ne saurait trouver à mes yeux. Si Jean d'Ormesson incante les héros de l'Illiade et de l'Enéide, ce n'est pas pour les faire surgir du néant, mais pour les faire voyager d'une spatialité à une autre, celle de l'espace clos racinien, par exemple (cf: Andromaque) et nous rendre visible cette filiation, héritage de nos racines gréco-latines, dont est pétrie notre culture, dont elle est la base, le socle, la pierre angulaire, et sur les fondements de laquelle se sont édifiés tout ce que la littérature, la poésie, et la philosophie portent d'oeuvres majeures : de la naissance de la tragédie de Nietzsche au Prométhée de Goethe, en passant par la Recherche de Proust, le théâtre engagé de Giraudoux, liste non exhaustive. Tout ce sans quoi, au fond, nous cesserions d'exister, et pas seulement sur le plan culturel et civilisationnel mais sur le plan humain. Autrefois, l'étude des langues et de la littérature anciennes s'appelait "Humanités", l'humanité étant le contraire de la barbarie, il est fort probable que tout ce qui nous coupe, nous ampute, nous endeuille, de cette transmission s'apparente à un retour à la barbarie, n'en déplaise à madame Belkacem ...

    Pour en revenir à Monsieur d'Ormesson, je me souviens l'avoir croisé, il y a de cela bien des années, à proximité du Grand Vefour, lorsque, traversant les arcades du Palais Royal, j'allais rejoindre mon lycée. J'étais extrêmement timide à l'époque et jamais je n'aurais osé l'aborder mais j'ai dû le regarder avec une telle intensité qu'il m'a très gentiment souri de loin. Je garde le souvenir de ce sourire et de ce regard comme "une oasis dans le désert du monde". Moi qui ne vivais à cet âge que pour la fièvre et l'exaltation des textes et poèmes qui encombraient mes poches, alourdissaient mon cartable et peuplaient mon esprit, voilà que je croisais la route d'un écrivain, et quel écrivain !, même à distance, même fugitivement, même si cela n'a duré, sans doute, que quelques secondes, j'avais touché du doigt l'Olympe (on est très très sérieux quand on a 17 ans ! ;-))

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    Réponses

    1. L'enthousiasme de votre billet, cher ou chère Aukazou, est réjouissant.
      Aussi le mieux est-il encore de le faire apparaitre à la suite du corps de l'article.

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    2. L'enthousiasme de votre billet, cher ou chère Aukazou, est réjouissant.
      Aussi le mieux est-il encore de le faire apparaitre à la suite du corps de l'article.

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