vendredi 29 janvier 2016

QUENEAU. La cimaise et le fraction





Notre affaire se noue dans une classe de 6 ème, au début du deuxième trimestre de l’année scolaire écoulée, c’est-à-dire en janvier ou février. Le professeur de français propose à ses jeunes élèves de choisir, parmi trois, un poème à apprendre par coeur :
- Soit le très classique Le Loup et l’agneau de Jean de La Fontaine,
- Soit le surprenant La Coquette et l’abeille de Jean-Pierre Claris de Florian, poète injustement tombé dans l’oubli,
- Soit le déroutant mais drolatique poème de Queneau, La Cimaise et la fraction !

On nous a confié que la majorité choisit tout naturellement La Fontaine. Seuls trois élèves optèrent pour La Cimaise… Le choix des trois élèves (notre confidente en fit partie) interloque mais nous réjouit. Choisir par goût ce poème est ambitieux. Quant à l’apprendre par coeur, voilà qui relève de la gageure!  Et pourtant, c’est ainsi. Il s’entend que le professeur prit soin d’expliquer le mouvement OULIPO et la méthode S+7.
Mieux encore : la jeune élève et confidente à qui nous demandâmes si elle pouvait encore le réciter six mois plus tard (c’était en juillet) nous le donna sans hésitation !



Mais revenons à notre sujet. Voici, pour information, le délicat poème de Florian :

La Coquette et l'abeille

Chloé, jeune, jolie, et surtout fort coquette,
Tous les matins, en se levant,
Se mettait au travail, j'entends à sa toilette ;
Et là, souriant, minaudant,
Elle disait à son cher confident
Les peines, les plaisirs, les projets de son âme.
Une abeille étourdie arrive en bourdonnant.
Au secours ! Au secours ! Crie aussitôt la dame :
Venez, Lise, Marton, accourez promptement ;
Chassez ce monstre ailé. Le monstre insolemment
Aux lèvres de Chloé se pose.
Chloé s'évanouit, et Marton en fureur
Saisit l'abeille et se dispose
A l'écraser. Hélas ! Lui dit avec douceur
L'insecte malheureux, pardonnez mon erreur ;
La bouche de Chloé me semblait une rose,
Et j'ai cru... ce seul mot à Chloé rend ses sens.
Faisons grâce, dit-elle, à son aveu sincère :
D'ailleurs sa piqûre est légère ;
Depuis qu'elle te parle, à peine je la sens.
Que ne fait-on passer avec un peu d'encens !

Jean-Pierre Claris de FLORIAN   
(1755-1794)




 Picasso. La toilette, 1910.


Pour ceux qui n’étaient pas en cours de sixième en janvier (!), voici quelques éléments succincts :  Raymond Queneau et son ami mathématicien François Le Lionnais créent en 1960 l’Oulipo : « OUvroir de LIttérature POtentielle ».  C’est un « atelier » de littérature expérimentale. Par exemple, l’une des contraintes de la langue que s’imposent les membres de l’Oulipo obéit à la méthode S+7. Cette dernière consiste à remplacer chaque mot (substantif, soit S) d’un texte déjà existant par le septième mot qui suit dans le dictionnaire. C’est en partant du S+7 que Raymond Queneau, en 1973, aboutit à une parodie de La Cigale et la fourmi qui mathématiquement donne le poème qui suit :

La cimaise et la fraction


La cimaise ayant chaponné
Tout l’éternueur
Se tuba fort d’épurative
Quand la bixacée fut verdie :
Pas un sexué pétrographique morio
De moufette ou de verrat.
Elle alla crocher fange
Chez la fraction sa volcanique
La processionnant de lui primer
Quelque gramen pour succomber
Jusqu’à la salanque nucléaire.
« Je vous peinerai, lui discorda-t-elle
Avant l’apanage, folâtrerie d’Annamite !
Interlocutoire et priodonte. »
La fraction n’est pas prévisible :
C’est là son moléculaire défi.
« Que ferriez-vous au tendon cher ?
Discorda-t-elle à cette énarthrose.
-Nuncupation et joyau à tout vendeur,
Je chaponnais, ne vous déploie.
-Vous chaponniez ? J’en suis fort alarmante.
Eh bien ! débagoulez maintenant. »


Raymond QUENEAU 
  

1 commentaire:

  1. "La cimaise et la fraction" : le rendu de la méthode S+7 est ici étourdissant.

    Un coup de génie ! Ou plutôt un coup... du génie caché dans notre fabuleuse langue, dans notre langue pour fabulistes.
    J.

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