samedi 13 février 2016

BERLIN. Les lieux de mémoire (4)





De retour avec notre découverte des lieux et monuments de mémoire de la Shoah dans le monde. Aujourd'hui : Le Mémorial aux Juifs assassinés d'Europe de Berlin, Auf deutsch: Denkmal für die ermordeten Juden Europas.



Ce fameux ensemble monumental est situé dans l'arrondissement de Mitte, à deux pas du Reichstag, de la porte de Brandebourg et bordé par le Triergarten. Dédié aux victimes juives du génocide perpétré par les Nazis durant la Seconde Guerre mondiale il impressionne le visiteur par son uniformité grise et son nombre impressionnant de stèles (2711) en béton rectangulaires formant une immense vague dans laquelle on vient se perdre comme dans un labyrinthe. Les stèles sont disposées en damier et le Mémorial reste ouvert jour et nuit, on peut donc venir s'y promener ou s'y recueillir à tout moment. Aussi triste qu'inquiétant, ce lieu est également propice à une vraie réflexion.

La réalisation du monument a alimenté de vifs et parfois violents débats en Allemagne. (Un exposé pertinent se trouve ci-dessous; il est signé par Georges Marion)



Ce monument a été achevé le 8 mai 2005 par l'architecte américain Peter Eisenmann après 17 années de travail. Un centre d’information, situé en sous-sol, d’une surface de 800 mètres carrés, complète ce Mémorial impressionnant par des documents provenant de victimes individuelles ou de familles entières. Il présente des biographies, des enregistrements, ainsi qu‘une information exhaustive sur les autres sites de mémoire en Allemagne et en Europe. Il rassemble de la documentation sur la réalité universelle du génocide.

Berliner-Strasse, 1


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Sur cet emplacement du Berlin historique, en bordure du Tiergarten et à quelques dizaines de mètres de la porte de Brandebourg, s'élevaient, jusqu'en 1945, des bâtiments dépendant de la chancellerie hitlérienne. Enfoui sous terre, se dissimulait le bunker de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande d'Adolf Hitler, lui-même réfugié dans un bunker similaire, à 200 mètres de là. Après la guerre, le terrain demeura nu, bordé, à l'est, de HLM et, à l'ouest, du Mur qui coupait la ville en deux. Depuis sa disparition, le quartier, d'où l'on aperçoit la coupole de verre du Bundestag, les gratte-ciel de la Potsdamer Platz et, entre les arbres, la silhouette de la nouvelle chancellerie, s'est peu à peu densifié. Mardi 10 mai, point d'orgue aux cérémonies marquant le 60e anniversaire de la fin de la guerre, le Mémorial aux juifs assassinés d'Europe y a officiellement été inauguré au cours d'une cérémonie à laquelle ont pris part quelque mille personnes, survivants de la Shoah, représentants des communautés juives et officiels du gouvernement ou des institutions de l'Etat allemand. Le Mémorial sera ouvert au public le 12 mai. D'ores et déjà il s'annonce comme l'un des monuments les plus importants d'Europe.



Ce mémorial souleva des années de tempêtes et de polémiques. L'idée en naquit en 1989, avant même la chute du Mur, à l'initiative d'un groupe de citoyens menés par une journaliste énergique et controversée, Lea Rosh. Premier problème et premiers débats : pourquoi construire un tel mémorial alors que les camps nazis constituent déjà, aux alentours de Berlin comme dans toute l'Allemagne, des mémorials appropriés ? Et où le construire ? Divers lieux furent évoqués, dont l'emplacement où se dressait le quartier général des SS. Ce n'est qu'en 1992 que le gouvernement allemand, alors dirigé par le chancelier Helmut Kohl, proposa le terrain définitif. De nouvelles discussions éclatèrent lors de la définition du projet. Fallait-il construire un monument général à la mémoire de toutes les victimes de la solution finale, juifs, Tziganes et homosexuels, ou des monuments spécifiques pour chaque groupe ?

C'est cette dernière solution qui fut finalement retenue en 1999, à une faible majorité par les députés du Bundestag. La décision de construire des monuments en souvenir de l'extermination des Tziganes et des homosexuels a, depuis, été prise. "Après de longues et douloureuses discussions, nous avons voulu ce monument pour évoquer le massacre des juifs, car ce fut le pire des crimes du national-socialisme", estimait récemment le social-démocrate Wolfgang Thierse, qui, en sa qualité de président du Bundestag, est l'un des maîtres d'oeuvre du projet. "La tentative d'exterminer un peuple tout entier, c'est cela le point de départ."


Restait alors à choisir le monument qui allait être construit. Un premier appel d'offres fut lancé en 1994. Après avoir examiné 528 projets, le comité de sélection choisit celui d'une peintre berlinoise, Christine Jackob-Marks, qui proposait d'inscrire les noms des 4,2 millions de victimes recensées de la Shoah. Mais, quelques jours plus tard, le chancelier Kohl, soumis à la pression du maire de la ville, Eberhard Diepgen, notoirement opposé au projet même, et du président de la communauté juive allemande, Ignatz Bubis, mettait son veto à ce projet jugé "trop gigantesque" . Débats parlementaires et multiples colloques devaient suivre avant d'aboutir, en juin 1999, après bien des péripéties et un changement de gouvernement, au projet d'aujourd'hui dirigé par l'architecte américain Peter Eisenman, qui, lui-même, a dû plusieurs fois retoucher sa copie.

Un dernier incident, en octobre 2003, devait à nouveau illustrer la difficulté de l'entreprise, quant il apparut que le produit destiné à protéger des graffitis les stèles du mémorial était fabriqué par la firme Degussa, dont l'une des filiales, durant la guerre, fabriquait le zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz. La polémique fut particulièrement vive.


Les travaux furent arrêtés près d'un mois, puis reprirent, l'architecte assurant que le produit litigieux était le plus adapté, tandis que la firme Degussa expliquait qu'elle contribuait au fonds d'indemnisation des travailleurs forcés et qu'elle finançait elle-même les chercheurs indépendants autorisés à examiner ses archives.

Il est difficile de prévoir les réactions que suscitera le mémorial auprès du public appelé à le visiter. Le monument doit prouver qu'il peut s'intégrer à la ville qui l'entoure, garder vivace et rendre acceptable le souvenir qu'il évoque, sans provoquer l'agressivité ou susciter l'indifférence. "Il n'est pas évident pour un peuple de se souvenir, au centre de sa capitale, des pires crimes qu'il a commis", expliquait récemment Wolfgang Thierse.


Georges Marion - Ancien correspondant pour Le Monde à Berlin. Publié dans Le Monde daté du 10 mai 2005. (La mise en page est de Nuageneuf)





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