Il était l’un des derniers survivants d’Auschwitz. Dans son discours de Stockholm, il disait d’ailleurs que cela résumait peut-être sa véritable histoire : « Etre mort une fois pour continuer à vivre. » L’écrivain hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature en 2002, s’est éteint à l’aube, jeudi 31 mars à son domicile de Budapest, où il était revenu s’établir après avoir résidé en Allemagne jusqu’en 2013. L’auteur d’Etre sans destin (Actes Sud, 1998) souffrait d’une maladie de Parkinson. Il était âgé de 86 ans.
On le revoit en compagnie de son épouse, Magda, dans son lumineux appartement de Meinekestrasse à Berlin – ou bien à deux pas de là, à l’hôtel Kempinski où il avait ses habitudes près de la cheminée –, les mains croisées sur le pommeau de sa canne, son fameux chapeau mou jamais très loin, ses lunettes rondes pendant sur son ventre – rond lui aussi. « Vous remarquerez que je ne me suis pas suicidé, nous avait-il dit un jour avec un sourire. Tous ceux qui ont vécu ce que j’ai vécu, Celan, Améry, Borowski, Primo Levi… ont préféré la mort. »
Créer à partir du non-sens
« Je peux dire peut-être que cinquante ans après, j’ai donné forme à l’horreur que l’Allemagne a déversée sur le monde (…), que je l’ai rendue aux Allemands sous forme d’art. »Né le 9 novembre 1929, à Budapest, dans une modeste famille juive, d’un père marchand de bois et d’une mère employée, Kertész – prononcer Kertéss, un nom qui signifie « jardinier » en hongrois – est déporté en 1944, à l’âge de 15 ans. D’abord à Auschwitz puis à Buchenwald et dans le camp satellite de Zeits, en Allemagne. L’écrivain racontait sobrement son retour d’enfer, en 1945. Lorsqu’il avait voulu prendre un bus à Budapest et qu’on lui avait demandé de payer son ticket. Lorsqu’il s’était aperçu que l’appartement où il avait grandi avec ses parents était « occupé » par d’autres. Lorsqu’il avait compris que sa famille avait été exterminée et qu’il était seul… « C’était étrange, dira-t-il. Comme j’étais encore un enfant, je devais aller à l’école, alors que j’avais, si l’on peut dire, une certaine expérience de la vie… » Cette « expérience » est d’une certaine façon synthétisée dans Liquidation (Actes sud, 2004), où le personnage principal expose son « idée de base » : « Le mal est le principe de la vie (…). Ce qui est véritablement irrationnel, c’est le bien. » Toute l’œuvre de Kertész interroge la façon dont on peut survivre à cette idée.
Une langue qui « entre dans la chair »
En 1960, il commence son grand « roman de dé-formation ou de formation à l’envers » qu’est Etre sans destin. Il mettra treize ans à l’écrire. Lorsque le livre sort en Hongrie, en 1975, il est accueilli de façon glaciale – de même que le sera son prix Nobel quelque trente ans plus tard. Interrogé par Le Monde en 2005, Kertész expliquait que le titre de ce qu’il persistait à appeler « roman » était « une conséquence éthique » de la Shoah :
« Ce que je voulais décrire, c’est comment, dans un univers concentrationnaire, un adolescent pouvait être méthodiquement spolié de sa personnalité naissante. C’est l’état dans lequel vous vous trouvez lorsqu’on vous a confisqué jusqu’à l’idée même de votre histoire. Un état où il est interdit de se confronter à soi-même. Tout le défi du roman consistait à inventer une langue qui lie ces notions et indique une existence verrouillée. »
« Briser de l’intérieur les limites de la langue »
Cette langue – un phrasé extrêmement personnel, mélange unique de détachement apparent et de distance sarcastique –, cette langue « atonale », comme il la qualifiait, mais dont il a toujours voulu qu’elle « entre dans la chair » de son lecteur, Kertész expliquait qu’elle lui venait indirectement de Camus. Il avait souvent raconté comment à 25 ans il était un jour, par hasard, tombé sur L’Etranger. « Je me suis dit : ce livre est si mince qu’il ne va pas me coûter trop cher… J’ignorais tout de son auteur et j’étais loin de soupçonner que sa prose allait me marquer à ce point. En hongrois, L’Etranger était traduit par L’Indifférent. Indifférent au sens de détaché – du monde, de lui-même. Mais aussi au sens d’affranchi, c’est-à-dire d’homme libre… »
L’« affect » de l’Histoire
Dans La Vocation de l’écriture : la littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence (Odile Jacob, 2014), le philosophe Marc Crépon note ainsi que pour Kertész, l’écriture n’est pas seulement « une technique de survie », une manière d’échapper au « bourbier de l’inexistence ». C’est aussi un acte de résistance profondément éthique. « Dans les sociétés totalitaires, le “consentement au meurtre” va de pair avec le renoncement à la vérité, le culte de son illusion (sous la forme d’un dogme imposé) et les ruses du mensonge organisé. Le langage ainsi livré à la puissance de ceux qui ont tout pouvoir de le manipuler est d’abord un enfermement. » Marc Crépon souligne que pour Kertész, qui s’est toujours appliqué à étudier la façon dont s’élabore la langue de toutes les dictatures, écrire consiste justement à « ouvrir une brèche à travers laquelle luit l’étincelle d’une liberté possible ».
« Auschwitz n’a pas été un accident de l’Histoire »
Pourtant – hormis peut-être dans son dernier ouvrage, L’Ultime auberge (2015) où l’on trouve ça et là quelques remarques déconcertantes de sa part (mais peut-être dues au grand âge ?) sur l’Europe et sur l’Islam – il y a toujours quelque chose de profondément lumineux et d’éminemment généreux chez Kertész. Qu’il vous prenne par la main et vous emmène en promenade au bord du lac Balaton ou le long des rives du Danube, qu’il vous parle de musique, de Bach, Wagner ou Schönberg, ou encore de « ses vieux amis », Musil, Arendt, Thomas Mann, Beckett et surtout Kafka, l’écrivain nous apprend humblement et intelligemment à tout savourer. A ne rien attendre. Dans son Journal de galère (2010), il note cette phrase de Lao Tseu qui lui va comme un gant : « “Non pas vivre en esclave de son avenir” mais “dans la liberté infinie de sa finitude”. »
La mort, qu’il avait frôlée si précocement et de si près, Imre Kertész s’y préparait en un sens depuis toujours. Afin qu’elle ne l’atteigne pas « comme un accident ou comme un malfrat qui vous assommerait au coin de la rue », il travaillait à « atteindre la sagesse d’une vie qui enseigne le savoir de l’aboutissement ». Lui qui avait côtoyé la barbarie n’avait jamais perdu son sens de l’humour si typique des écrivains de la Mitteleuropa. Un jour qu’il était descendu à l’hôtel Raphaël, à Paris, il nous avait confié en souriant : « Il ne fait sûrement pas bon être mort, mais avec le temps on doit pouvoir s’y faire… »
Eléments de bio et d'article de Florence Noiville, journaliste au Monde