jeudi 31 mars 2016

L’écrivain hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature, est mort








Il était l’un des derniers survivants d’Auschwitz. Dans son discours de Stockholm, il disait d’ailleurs que cela résumait peut-être sa véritable histoire : « Etre mort une fois pour continuer à vivre. » L’écrivain hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature en 2002, s’est éteint à l’aube, jeudi 31 mars à son domicile de Budapest, où il était revenu s’établir après avoir résidé en Allemagne jusqu’en 2013. L’auteur d’Etre sans destin (Actes Sud, 1998) souffrait d’une maladie de Parkinson. Il était âgé de 86 ans.
On le revoit en compagnie de son épouse, Magda, dans son lumineux appartement de Meinekestrasse à Berlin – ou bien à deux pas de là, à l’hôtel Kempinski où il avait ses habitudes près de la cheminée –, les mains croisées sur le pommeau de sa canne, son fameux chapeau mou jamais très loin, ses lunettes rondes pendant sur son ventre – rond lui aussi. « Vous remarquerez que je ne me suis pas suicidé, nous avait-il dit un jour avec un sourire. Tous ceux qui ont vécu ce que j’ai vécu, Celan, Améry, Borowski, Primo Levi… ont préféré la mort. »


Créer à partir du non-sens

Kertész, lui, avait un fol appétit d’exister. Ce pessimiste qui avait fait le pari de la vie entendait la boire jusqu’à la dernière goutte. Parce que vivre était synonyme de créer et que créer était transformer la matière la plus abjecte de l’humain en quelque chose de fortifiant, d’éclairant et d’intemporel, la littérature. Faire du sens avec du non-sens. L’art comme réponse. Recours et secours à la fois. Dans L’Holocauste comme culture (Actes Sud, 2009), Kertész avait eu cette formule saisissante :
« Je peux dire peut-être que cinquante ans après, j’ai donné forme à l’horreur que l’Allemagne a déversée sur le monde (…), que je l’ai rendue aux Allemands sous forme d’art. »
Né le 9 novembre 1929, à Budapest, dans une modeste famille juive, d’un père marchand de bois et d’une mère employée, Kertész – prononcer Kertéss, un nom qui signifie « jardinier » en hongrois – est déporté en 1944, à l’âge de 15 ans. D’abord à Auschwitz puis à Buchenwald et dans le camp satellite de Zeits, en Allemagne. L’écrivain racontait sobrement son retour d’enfer, en 1945. Lorsqu’il avait voulu prendre un bus à Budapest et qu’on lui avait demandé de payer son ticket. Lorsqu’il s’était aperçu que l’appartement où il avait grandi avec ses parents était « occupé » par d’autres. Lorsqu’il avait compris que sa famille avait été exterminée et qu’il était seul… « C’était étrange, dira-t-il. Comme j’étais encore un enfant, je devais aller à l’école, alors que j’avais, si l’on peut dire, une certaine expérience de la vie… » Cette « expérience » est d’une certaine façon synthétisée dans Liquidation (Actes sud, 2004), où le personnage principal expose son « idée de base » : « Le mal est le principe de la vie (…). Ce qui est véritablement irrationnel, c’est le bien. » Toute l’œuvre de Kertész interroge la façon dont on peut survivre à cette idée.


Une langue qui « entre dans la chair »

Dans les années 1950, sous la dictature stalinienne, Imre Kertész devient journaliste. Mais le journal pour lequel il travaille se transforme bientôt en organe officiel du Parti communiste. Incapable d’écrire sur ordre, Kertész est mis à la porte. Il décide alors de devenir écrivain et vit avec sa femme dans une chambre minuscule, totalement en marge de la société hongroise. Il survit en écrivant des comédies musicales et en traduisant de grands auteurs germanophones – Nietzsche, Freud, Hofmannsthal, Canetti, Wittgenstein, Joseph Roth… « L’allemand reste pour moi la langue des penseurs, pas des bourreaux », disait-il non sans panache.
En 1960, il commence son grand « roman de dé-formation ou de formation à l’envers » qu’est Etre sans destin. Il mettra treize ans à l’écrire. Lorsque le livre sort en Hongrie, en 1975, il est accueilli de façon glaciale – de même que le sera son prix Nobel quelque trente ans plus tard. Interrogé par Le Monde en 2005, Kertész expliquait que le titre de ce qu’il persistait à appeler « roman » était « une conséquence éthique » de la Shoah :
« Ce que je voulais décrire, c’est comment, dans un univers concentrationnaire, un adolescent pouvait être méthodiquement spolié de sa personnalité naissante. C’est l’état dans lequel vous vous trouvez lorsqu’on vous a confisqué jusqu’à l’idée même de votre histoire. Un état où il est interdit de se confronter à soi-même. Tout le défi du roman consistait à inventer une langue qui lie ces notions et indique une existence verrouillée. »

 « Briser de l’intérieur les limites de la langue »

Cette langue – un phrasé extrêmement personnel, mélange unique de détachement apparent et de distance sarcastique –, cette langue « atonale », comme il la qualifiait, mais dont il a toujours voulu qu’elle « entre dans la chair » de son lecteur, Kertész expliquait qu’elle lui venait indirectement de Camus. Il avait souvent raconté comment à 25 ans il était un jour, par hasard, tombé sur L’Etranger. « Je me suis dit : ce livre est si mince qu’il ne va pas me coûter trop cher… J’ignorais tout de son auteur et j’étais loin de soupçonner que sa prose allait me marquer à ce point. En hongrois, L’Etranger était traduit par L’Indifférent. Indifférent au sens de détaché – du monde, de lui-même. Mais aussi au sens d’affranchi, c’est-à-dire d’homme libre… »


L’« affect » de l’Histoire

Un homme libre. Imperméable à toute sorte de pose, sociale ou littéraire : voilà ce qu’aura été Imre Kertész toute sa vie. A travers ses livres traduits tous chez Actes sud, dont Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1995), Liquidation (2004), Le Refus (2002) ; Journal de galère (2010), Le Chercheur de traces (2003)… – l’écrivain se présentait comme quelqu’un qui, « du nazisme au stalinisme, aura accumulé suffisamment de savoir intime sur la dictature » pour la traduire en une expérience créatrice. Une œuvre où « l’affect » de l’Histoire est aussi présent que la mémoire des crimes. Où l’écrivain cherche à cerner comment l’un et l’autre façonnent nos destins, fût-ce à notre insu. Une œuvre où l’humanisme triomphe toujours, du moins sur la page. Et où la notion de liberté rejoint toujours celle du langage. « Briser de l’intérieur des limites de la langue », voilà l’objectif que s’était imposé Imre Kertész.

Dans La Vocation de l’écriture : la littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence (Odile Jacob, 2014), le philosophe Marc Crépon note ainsi que pour Kertész, l’écriture n’est pas seulement « une technique de survie », une manière d’échapper au « bourbier de l’inexistence ». C’est aussi un acte de résistance profondément éthique. « Dans les sociétés totalitaires, le “consentement au meurtre” va de pair avec le renoncement à la vérité, le culte de son illusion (sous la forme d’un dogme imposé) et les ruses du mensonge organisé. Le langage ainsi livré à la puissance de ceux qui ont tout pouvoir de le manipuler est d’abord un enfermement. » Marc Crépon souligne que pour Kertész, qui s’est toujours appliqué à étudier la façon dont s’élabore la langue de toutes les dictatures, écrire consiste justement à « ouvrir une brèche à travers laquelle luit l’étincelle d’une liberté possible ».


« Auschwitz n’a pas été un accident de l’Histoire »

Kertész avait « mal » lorsque les Hongrois lui reprochaient d’être le seul prix Nobel national alors même qu’il ne glorifiait pas la « hungaritude ». Il avait mal lorsqu’il voyait la Hongrie d’aujourd’hui « envoûtée par Viktor Orban comme par le joueur de flûte de Hamelin ». Il ne cachait pas son désarroi face à la situation d’un pays gangréné par l’antisémitisme et la « culture de la haine », où les rampes de métro, disait-il, sont couvertes d’affiches qui lui rappelaient douloureusement « celles du Parti des Croix fléchées en 1938 », parti pronazi fondé en 1939 par Ferenz Szalasi. Il ne cachait pas son « effarement » devant la recrudescence de l’antisémitisme tout comme le risque de voir « les gardes-frontières qui entreprennent de défendre l’Europe contre la barbarie montante » devenir « à leur tour des fascistes ». « Auschwitz n’a pas été un accident de l’Histoire », déclarait-il au Monde en 2015, « et beaucoup de signes montrent que sa répétition est possible ».



Pourtant – hormis peut-être dans son dernier ouvrage, L’Ultime auberge (2015) où l’on trouve ça et là quelques remarques déconcertantes de sa part (mais peut-être dues au grand âge ?) sur l’Europe et sur l’Islam – il y a toujours quelque chose de profondément lumineux et d’éminemment généreux chez Kertész. Qu’il vous prenne par la main et vous emmène en promenade au bord du lac Balaton ou le long des rives du Danube, qu’il vous parle de musique, de Bach, Wagner ou Schönberg, ou encore de « ses vieux amis », Musil, Arendt, Thomas Mann, Beckett et surtout Kafka, l’écrivain nous apprend humblement et intelligemment à tout savourer. A ne rien attendre. Dans son Journal de galère (2010), il note cette phrase de Lao Tseu qui lui va comme un gant : « “Non pas vivre en esclave de son avenir” mais “dans la liberté infinie de sa finitude”. »
La mort, qu’il avait frôlée si précocement et de si près, Imre Kertész s’y préparait en un sens depuis toujours. Afin qu’elle ne l’atteigne pas « comme un accident ou comme un malfrat qui vous assommerait au coin de la rue », il travaillait à « atteindre la sagesse d’une vie qui enseigne le savoir de l’aboutissement ». Lui qui avait côtoyé la barbarie n’avait jamais perdu son sens de l’humour si typique des écrivains de la Mitteleuropa. Un jour qu’il était descendu à l’hôtel Raphaël, à Paris, il nous avait confié en souriant : « Il ne fait sûrement pas bon être mort, mais avec le temps on doit pouvoir s’y faire… »


Eléments de bio et d'article de Florence Noiville, journaliste au Monde

1 commentaire:

  1. "N'oublions pas qu'Auschwitz n'a pas été liquidé pour avoir été Auschwitz, mais parce que la fortune des armes a tourné ; et depuis Auschwitz, il ne s'est rien passé que nous aurions pu vivre comme la réfutation d'Auschwitz". (Dans "Un autre. Chronique d'une métamorphose").

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