mardi 8 novembre 2016

TARDIEU. À deviner






À deviner




— Est-ce que c'est une chose ?

— Oui et non.

— Est-ce que c'est un être vivant ?

— Pour ainsi dire.

— Est-ce que c'est un être humain ?

— Cela en procède.

— Est-ce que cela se voit ?

— Tantôt oui, tantôt non.

— Est-ce que cela s'entend ?

— Tantôt oui, tantôt non.

— Est-ce que cela a un poids ?

— Ça peut être très lourd ou infiniment léger.

— Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?

— C'est à la fois un contenant et un contenu.

— Est-ce que cela a une signification ?

— La plupart du temps, oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.

— C'est donc une chose bien étrange ?


— Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...

— Est-ce que cela porte un nom ?

— Oui, le langage.


Jean Tardieu
in Margeries
poèmes inédits 1910-1985
Gallimard, 1986, p. 297-298.






René MAGRITTE
La clé des songes, 1930   



2 commentaires:

  1. Il y a peu, lors d'une conférence sur le management, une intervention m'a beaucoup amusée : un des intervenants abordait la question du langage et, plus précisément, de la poéticisation du langage de l'entreprise. Sans doute fallait-il y voir une critique amusée d'une certaine esthétique du langage, voire du langage dit "cosmétique" propre au management et qui imprègne notre quotidien. Bref, le plus drôle fut le moment où l'intervenant, pour nous résumer ce qu'était aujourd'hui le mode de communication de l'entreprise, nous dit : "je pourrais vous lire aussi bien une étude d'impact que vous dire un poème de Paul Valery... et c'est ce qu'il a fait : il a lu un poème de Paul Valery, "Les pas", qui se trouve être mon poème préféré. Puis il nous a relu la dernière strophe : "Ne hâte pas cet acte tendre, douceur d'être et de n'être pas. Car j'ai vécu de vous attendre et mon coeur n'était que vos pas", nous expliquant que le langage de l'entreprise se tenait justement dans cet espace de la promesse à venir "douceur d'être et de n'être pas", sans que jamais l'on s'interroge sur l'effectivité de cette promesse, captivés et comme capturés par le langage.

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