jeudi 15 décembre 2016

Fichtre ! Dame ! D'où sortent ces expressions anciennes qui courent encore ? (1)





«Tirer la langue», « Mon petit doigt m'a dit », «nom d'un chien!»... Claude Duneton et Sylvie Claval ont répertorié les expressions imagées dont le langage courant est friand. Inventaire depuis le XIe siècle.


«J'en peux plus!» Cette expression si familière que personne n'y prête attention est bien plus noble qu'il n'y paraît. Pensez: elle a cours en France depuis le 14e siècle. Au moment où la peste noire et la Guerre de Cent ans ravageaient la France, on disait déjà «n'en plus pouvoir». Au siècle précédent, au temps de Philippe Auguste et de saint Louis, on était déjà «mal en point»: on l'est encore, huit cents ans après.
Voilà ce qu'on apprend en picorant dans le Bouquet des expressions imagées, un gros volume de 1700 pages où sont rassemblées les milliers de locutions qui émaillent ou ont émaillé le langage courant des Français, chez les bourgeois et dans le peuple, à la cour, aux champs et à l'usine. Pour mener à bien ce travail encyclopédique, les auteurs - Claude Duneton pour la première édition de 1990, Sylvie Claval pour cette version revue et augmentée - ont épluché des dizaines de dictionnaires et de récits littéraires ou populaires. Puis ils ont classé méticuleusement leur faramineuse cueillette: l'index final fait 450 pages. On y a picoré quelques expressions que voici:
● Règlement de compte
L'insolent «fait la nique» au 14e ; «fait un pied de nez» ou «tire la langue» au 17e.
Au 15e, on disait à quelqu'un «ses quatre vérités». Et on en «baillait des vertes et des pas mûres» c'est-à-dire qu'on en racontait de belles.
En 1690, «tailler des croupières à quelqu'un» signifiait qu'on l'obligeait à fuir à force de l'asticoter, comme les cavaliers qui talonnaient leurs ennemis, menaçant de casser leur «croupière» (la partie du harnais qui passe sur la croupe). Le sens de l'expression s'est élargi petit à petit. Elle est maintenant synonyme, en langue soutenue, de sa version contemporaine, «tailler un short à quelqu'un».
À la même époque, «mettre quelqu'un dans de beaux draps blancs» voulait dire mal parler de cette personne en société de façon à le mettre dans une situation embarrassante. On a laissé tomber le «blanc» mais gardé «les draps» et l'idée d'embarras. Et déjà on disait «pis que pendre» de quelqu'un, ou bien on lui «jetait des pierres».
Au 17e toujours, on disait aussi de deux personnes qui se disputaient qu'elles «se mangeaient le blanc des yeux» ou qu'elles «se cherchaient noise». À la même époque, apparaît l'expression curieuse et toujours usitée: «avoir maille à partir». Le mot «maille» désignait une petite monnaie et «partir», formé sur «départir», signifiait «départager». On dit donc de deux personnes qu'elles ont maille à partir (monnaie à départager) lorsqu'elles ne parviennent pas à se mettre d'accord.
Au 18e, on préfère «laver son linge sale en famille» ou «faire les gros yeux à quelqu'un» quand «le torchon brûle».
Au 19e siècle, on «se bouffait le nez» et «on sonnait les cloches à quelqu'un».
● Faire boum ou l'amour
L'amour et la séduction ont suscité une foule d'expressions imagées. La plus vieille image à ce sujet, «faire la bête à deux dos», date de 1467. Et depuis 1491, on «fait des folies de son corps». Mais il faut attendre la fin du 16e pour qu'on commence à «faire l'amour», tout simplement, mais est-ce si évident? Plus prosaïquement, à la même époque, pour parler d'une femme qui se laisse embrasser, on disait qu' «elle laisse aller le chat au fromage»…
Fin 18e, on invente une jolie formule - «donner l'aubade» - pour désigner «ce qu'un mari fait à son réveil à sa moitié» (dictionnaire de Le Roux). Au 19e, apparaît l'expression «faire boum» dont Huysmans se fait l'écho: «Il n'ignorait pas comment se pratique cette agréable chose que les ouvrières appellent faire boum.»
Mais avant d'en arriver à faire boum, il faut se mettre en frais. Fin 19e et début 20e, on «courait la gueuse», on «faisait le joli cœur» ou on «faisait du gringue». Au 18e, on «battait le briquet» pour déclarer sa flamme. Au 17e, on «faisait de l'œil», «les yeux doux» ou bien on «jouait de la prunelle» ; on «faisait la cour», on «courait le guilledou» et on «contait fleurette».
● Sainte Geneviève et saint Marceau
L'amitié a inspiré de belles métaphores populaires. Au 17e, on disait de deux amis qu'ils étaient «comme les deux doigts de la main» ou «comme sainte Geneviève et saint Marceau». Au 18e, on est «amis comme cochons». Au 19e, on a «des atomes crochus avec quelqu'un» ; on est aussi «à tu et à toi» ou encore «cul et chemise».
● Nom d'un chien!
«Dame»: voilà une interjection qui, comme «nom d'une pipe», survit depuis le 18e siècle. Certes, elles ne s'emploient plus guère. Et si on les réhabilitait pour varier le «merde» sonore dont nous ponctuons à tout va notre parler quotidien. À la rubrique des interjections anciennes, «vertuchou!» (17e siècle) ne manque pas de charme. On pourrait aussi ressortir de nos mémoires les expressions du 19e, plus boulevardières: «Nom d'un chien», «tu parles Charles», «mazette», «purée», «des flûtes», «mince», «crotte de bique». «Mon cul mon œil» n'est pas mal non plus: au début du 20e siècle, on le disait à tout bout de champs, comme un siècle plus tard, les ados diront «grave!» à gogo.
● Mon petit chou
Au rayon des expressions qui ont plus d'ancienneté qu'on ne pourrait le croire, citons le mot «bobo» qui désigne des plaies et des meurtrissures sans gravité. Dès le 15e siècle, bien avant l'ère des parents gagas et des enfants rois, on soignait les «bobos» de sa progéniture. «Mon chou d'amour» n'est pas non plus une invention post Dolto. C'est ainsi que la dauphine Marie-Josèphe appelait son fils aîné, le duc de Bourgogne (1751-1761). Marie-Antoinette employait la même expression affectueuse pour s'adresser à son fils, futur Louis XVII. «Mon petit chou» date de la même époque.
● Sur un ou deux pieds
Piétiner, divaguer, bondir… Ces verbes ont été doublés par des expressions figurées qui sont solidement ancrées dans la langue française. Le jour des soldes, devant certaines enseignes à Paris, on «fait le pied de grue», comme à la cour de Louis XIV où l'image a été inventée pour désigner le courtisan qui devait rester debout toute la journée. C'est également au 17e qu'on a commencé à «tortiller du cul», à «battre le pavé», à «marcher sur des œufs» ou «en zigzag». Deux siècles avant, au 15e, on sautait déjà «à cloche pied», locution étrange quand on y pense.
● Le cul des canons
Pour qualifier la beauté ou la laideur d'une femme, les hommes n'ont pas fait preuve de beaucoup d'imagination. Au 17e, on disait «belle comme le jour» et «laide comme un cul». Au 18e, une femme est «jolie comme un cœur» et «moche comme un pou». Le mot «canon», qui remonte au début du XXe, ne fait pas allusion aux canons de beauté mais à la croupe des canons d'artillerie surnommés «gros cul».
À cet égard, l'évolution de l'expression «n'être pas piqué des vers» est intéressante. À l'origine, elle désignait une personne, saine, jeune, fraîche, bien conservée, belle. Une femme qui «n'était pas piquée des vers» était donc appétissante et ne manquait pas de susciter des commentaires grivois. Dès lors le sens de l'expression a opéré un glissement. Elle qualifie depuis le 19e un propos licencieux ou salé.
● Se barrer en beauté
Au 14e, le fuyard «prend la clé des champs». Au 15e, il «prend le large», «fait son sac et ses quilles», «tire ses guêtres». Au 17e, il «plie bagage», «prend ses jambes à son cou», «met les voiles» ou «prend la poudre d'escampette». Au milieu du 18e, on «fiche le camp» «sans demander son reste» ; fin 18e, on se lâche et on «fout le camp». Mais ça n'est qu'en 1904 qu'on commence joliment à «prendre la tangente».
à suivre...
Le Bouquet des expressions imagées 
Claude Duneton et Sylvie Claval, 
collection Bouquins, Robert Laffont, 1728 p., 35€.

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