mardi 24 janvier 2017

RACINE. Bérénice, acte IV, scène 5






Titus

Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
Je pouvais vivre alors et me laisser séduire ;
Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir
Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible,
Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.
Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux,
Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles semblaient renouveler ma flamme,
Tout l’empire parlait, mais la gloire, Madame,
Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre,
Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner,
Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

Bérénice

Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D’un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n’écoute plus rien, et pour jamais : adieu...
Pour jamais ! Ah, Seigneur ! songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L’ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

Jean Racine
in Bérénice,
acte IV, scène 5




Bérénice fut créée le 21 novembre 1670 devant le roi Louis XIV









Bérénice au Français, mis en scène de Murielle Mayette, 4e trimestre 2011







2 commentaires:

  1. "Que le jour recommence et que le jour finisse,
    Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
    Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?"

    Je me demande si Racine, en écrivant ces vers, a senti qu'il venait d'écrire les plus beaux alexandrins jamais écrits ...

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