dimanche 18 juin 2017

De Gaulle. 18 juin 1940. Rappel de L'appel suivi de L'autre 18 juin




©Moretti






 18 juin 1940


jeudi 18 juin 2015
Journée nationale commémorative de l'appel historique du général de Gaulle à refuser la défaite et à poursuivre le combat contre l'ennemi.







L'appel à la Résistance

lancé par le général de Gaulle

depuis Londres





Le 18 juin 1940, le général de Gaulle prononce depuis Londres, sur les ondes de la BBC, un appel à la résistance invitant les Français à refuser la capitulation, à résister et à combattre. L'allocution n'a pas été enregistrée mais le texte demeure.








"Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement.

Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s'est mis en rapport avec l'ennemi pour cesser le combat.

Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l'ennemi.

Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd'hui.

Mais le dernier mot est-il dit ? L'espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non !

Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.

Car la France n'est pas seule ! Elle n'est pas seule ! Elle n'est pas seule ! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l'Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l'Angleterre, utiliser sans limites l'immense industrie des Etats-Unis.

Cette guerre n'est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n'est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n'empêchent pas qu'il y a, dans l'univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.

Moi, Général de Gaulle, actuellement à Londres, j'invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j'invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d'armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, à se mettre en rapport avec moi.

Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas.

Demain, comme aujourd'hui, je parlerai à la Radio de Londres."










Le véritable appel du 18 juin n'a pas été enregistré. Il n'en va pas de même pour un second appel à la résistance lancé par De Gaulle depuis Londres le 22 juin 1940, et que l'INA restitue ici.




©Moretti









*  *  *


Il y a 41 ans en Irlande…l’autre 18 juin




A l’aube du 28 avril 1969, dès que fut connu l’échec du referendum sur la régionalisation et la réforme du Sénat, les Français apprirent par un communiqué officiel que le général de Gaulle « cessait d’exercer ses fonctions de président de la République » à partir de midi. Une fois passés les premiers moments de stupeur et d’émotion suscités par cette décision étonnante pour un homme de pouvoir dans notre monde contemporain, chacun s’interrogea sur ce qu’allait faire désormais « le Grand Charles », tandis que se préparait dans la fièvre la campagne électorale pour le choix de son successeur. On ne pouvait imaginer un personnage de cette envergure prenant benoîtement sa retraite comme un Français moyen, à l’issue de quelques trente années de dur labeur. Et pourtant… il allait bien « faire retraite » aux trois sens du terme : le retour d’un Cincinnatus, jamais impressionné par des honneurs factices, vers l’authenticité de ses origines pour « reprendre sa charrue » ; la retraite du héros devant l’infortune du Destin qui, comme l’Aigle en Russie, amer, baisse la tête, mais peaufine une image romanesque propre à lui ramener attachement, fidélité et même à susciter des remords ; l’isolement volontaire du preux chevalier dans quelque monastère pour se préparer, dans le silence propre à la prière et la méditation, à se présenter devant son Juge suprême.

 Comme en témoigne son entourage, de Gaulle avait décidé d’abord de s’isoler dans sa maison haut-marnaise de la Boisserie : « Il ne me reste plus maintenant qu’à écrire mes Mémoires et ce sera, pour moi, le seul moyen de rendre encore service à la France. » déclara t-il au journaliste Jean Mauriac. A Michel Debré qui lui téléphonait pour lui dire son désarroi, il répondit : « Que voulez-vous, Debré, on ne peut pas gagner toutes les batailles. Nous avons vaincu Vichy, nous avons vaincu l’OAS, nous avons vaincu la chienlit de 68, mais nous n’avons pas réussi à rendre les bourgeois nationaux. » « Pour l’instant, je ne verrai personne, je ne dirai rien » dit-il à son aide de camp François Flohic. Celui-ci se félicita de ce retrait volontaire du Général du débat politicien « étant donné que son personnage le dépasse… Mon vœu est qu’il écrive une philosophie politique à l’égard de la jeunesse, la jeunesse dont je soulignais qu’un jour elle comprendrait son action. ‘Oui, dans dix ans’ répliqua de Gaulle. » Dans les dernières lignes des Mémoires de guerre, le Général écrivait dix ans plus tôt : « Dans le tumulte des événements, la solitude était ma tentation. Maintenant elle est mon amie. De quelle autre se contenter lorsqu’on a rencontré l’histoire ? ».

Puis très vite, le couple de Gaulle , pressé d’échapper à l’agitation médiatique autour de l’élection présidentielle qui venait perturber même le paisible village de Colombey-les-Deux-Eglises, s’envola incognito pour un séjour de plus d’un mois (10 mai-19 juin 1969), qui se voulait tout à fait privé, en Irlande. Pourquoi ce choix pour la Verte Erin ? Nous le savons par le témoignage d’un ancien conseiller diplomatique à l’ambassade de Dublin Pierre Bitard : « il avait toujours souhaité s’y rendre, ayant des ancêtres irlandais, les Mac Cartan. S’il avait quitté la France, c’était pour ne pas influer, par sa présence, sur la campagne présidentielle, mais aussi pour se trouver loin du Mont Valérien, le 18 juin. Le souvenir de cette cérémonie, à laquelle il n’assisterait pas cette année, était pour lui un déchirement qu’il masquait mal d’impassibilité. Ne pouvant pas, de son point de vue, se rendre ailleurs que dans un pays neutre, et surtout pas en Grande-Bretagne –« vous voyez de Gaulle se rendre à Londres sans un message d’espoir ? » – que lui restait-il ? La Suisse ? Trop près de la France ; la Finlande ? Trop loin ; restait l’Irlande. »

Mais dès son arrivée à Cork, de Gaulle se rendit compte qu’il ne pourrait être question pour lui et son épouse de se comporter comme des touristes âgés ordinaires, malgré le secret ayant entouré la recherche du petit hôtel vieillot d’Heron Cove, près de Sneem dans le Kerry, où, comme il l’écrivit à un de ses neveux, il allait trouver « le calme et le détachement souhaités ». Au pied de la passerelle de son avion, il fut accueilli par le Premier Ministre irlandais Jack Lynch d’un « Welcome Home ! » (« Bienvenue chez vous ! ») fort chaleureux, tout comme le message du Président de la République, Eamon de Valera : « Je suis sûr que notre peuple sera enchanté que le général de Gaulle ait choisi notre pays pour ses vacances à titre privé. Nous espérons que ce séjour lui sera très agréable et que tout sera comme le Général le désire, en particulier concernant son souhait d’anonymat. ».

Malgré l’essaim de paparazzi qui pourchassait l’illustre visiteur les premières semaines – d’où pour l’Histoire la célèbre photographie du vieil homme à l’humeur aussi sombre que son pardessus arpentant la plage de Derrynane – de Gaulle apprécia l’attitude à la fois respectueuse et bon enfant du peuple irlandais à son endroit comme en témoigne cette anecdote : Le Général et son épouse trouvèrent en Irlande le moyen de pratiquer discrètement leurs dévotions religieuses, comme ils avaient l’habitude de le faire en Haute-Marne. Le premier dimanche 11 mai et le jeudi de l’Ascension 15 mai, c’est dans le salon de leur résidence que le curé de Sneem, le Révérend Robert Flavin, vient célébrer la messe, servie par le commandant Flohic. Le jovial ecclésiastique parvient à convaincre les de Gaulle de venir assister à l’office à l’église St Michaël de Sneem. Il sut utiliser de bons arguments pour qu’ils acceptent de se mêler à la foule des villageois qui les attendaient avec impatience. « J’ai dit au général de Gaulle que les gens de Sneem espèrent le voir marcher au milieu d’eux comme le faisait Saint Patrick, l’évangélisateur de l’Irlande. » expliqua-t-il aux journalistes. Et il ajouta : « Je lui ai trouvé beaucoup d’allant. Le Général et Mme de Gaulle paraissent tous deux en excellente santé. Ils ont le teint très frais et ils le doivent, sans doute, au repos, à la tranquillité et au bon air de l’Irlande. ». Ainsi le 18 mai, les deux fidèles célèbres participèrent à l’office dominical à 11h. Ils furent accueillis par presque tous les habitants du village aux cris de « Cead mile failte » (cent mille bienvenues). Comme ils le faisaient à Colombey, ils refusèrent les prie-Dieu de cérémonie préparés à leur intention et s’installèrent au dixième rang; De Gaulle écouta sans broncher les propos chaleureux du curé sur sa venue et resta seul debout au moment de l’Elévation.

Pendant un mois de véritables vacances, M. et Mme de Gaulle reprirent, tant au cœur des luxuriants jardins de la Riviera irlandaise que dans les âpres étendues du Connemara, leur rythme de vie bien ordonné, et de Gaulle put faire de longues promenades dans des sites historiques et sur des côtes battues par les vents qu’il affectionnait et passer de belles heures à s’adonner à la réflexion et l’écriture.

Et paradoxalement, c’est par un 18 juin mémorable qu’allait se terminer « ce retour aux sources », à la fois personnel et national, du général de Gaulle. Laissons la plume à un témoin privilégié, l’ambassadeur de France en Irlande et Compagnon de la Libération, Emmanuel d’Harcourt, qui a rédigé des notes inédites sur ce qui fut – on le comprendra – un des grands moments de sa vie. De Gaulle avait accepté avec déférence l’invitation d’Eamon de Valera, pour lequel il avait déclaré en 1945 éprouver « une grande admiration pour la manière avec laquelle il avait défendu la neutralité de son pays », à aller passer les trois derniers jours de ses vacances irlandaises dans sa résidence d’Aras an Uachtarain dans Phoenix Park à Dublin. De son côté, de Valera affirma que pour lui « de Gaulle incarnait la France » et « qu’il ne cessait pas de l’admirer et de l’aimer ».

La première rencontre entre ceux que Jean Lacouture baptisa « Les deux jumeaux fabuleux » (jumeaux, ils l’étaient , tant par la taille que par la personnalité et le rôle qu’ils ont joué dans l’indépendance de leurs pays) eut lieu le mardi 17 juin 1969.

« Le Général arrive à 5h juste, note Emmanuel d’Harcourt. Il est accueilli sur le perron, comme prévu, par le Président. Presque aussitôt, on sert le thé. Madame de Valera, âgée de 91 ans, très vieille dame avec une tête toute blanche, soutenue par ses deux charmantes filles, Mrs O’Cuiv [francophone, elle servit d’interprète] et Miss Maureen de Valera. Il y a aussi la fille de Vivion de Valera [député, directeur de l’Irish Press, fils du Président]. Le Général parle en anglais au Président, et le remercie de tout ce qui a été fait pour lui. Il se dit « delighted with his stay in Ireland », « most kind welcome… ».
               Le Président l’invite à “traiter sa maison comme la vôtre ». Madame de Valera et Madame de Gaulle s’assoient sur un sofa avec les filles de la première. Les deux présidents sont sur des fauteuils : je suis entre eux.
              « Et maintenant, Monsieur le Président, je voudrais vous demander de m’expliquer l’Irlande »lance de Gaulle.
              Le Président, un peu déconcerté, ne répond pas exactement : « Les Français ont cru que, dans la dernière guerre, l’Irlande leur était hostile, car elle était neutre. En vérité, tant que les Anglais imposeront la partition, l’Irlande devra rester neutre. »
              Le Général : « Vous n’êtes pas des continentaux. »
             Le Président : « Si, nous voulons l’être. La Grande-Bretagne (le mot ennemi est prononcé) est un écran pour nous par rapport à l’Europe. »
            Le Président : « Quand j’étais en Amérique, il y a longtemps, j’ai laissé échapper une parole imprudente : j’ai dit qu’il fallait souhaiter des Etats-Unis d’Europe [né à New-York, de Valera y retourna  en 1919-1920 pour un grand voyage de propagande destiné à convaincre les Américains de soutenir la cause des indépendantistes irlandais. C’est en cette occasion qu’il prononça cette formule, que reprit Winston Churchill en 1946] puis je suis rentré chez moi ; j’ai réfléchi et j’ai mesuré mon erreur. Aucun individu ne peut renoncer à sa personnalité. Il en est de même pour une famille et pour une nation. »
                                    Le Général : « C’est tout à fait ce que je pense. »
Malgré son peu de goût pour ce genre de corvée, de Gaulle accepta qu’une demi – heure soit consacrée à la prise de photographies aux côtés de son homologue.

Le mercredi 18 juin 1969 commença de manière un peu mélancolique : il pleuvait sur Dublin et comme l’avoue Flohic : « Nous savons au fond de nous-mêmes que l’immense esplanade du Mont Valérien sera vide et le restera à jamais quel que soit le concours des fidèles puisque de Gaulle n’y est pas et n’y sera jamais plus. » Mais le Président de Valera sut trouver le moyen de rendre hommage au Général en lui demandant de planter symboliquement un arbre dans le parc de la résidence présidentielle à quelques mètres de celui mis en terre par Victoria lors d’une visite agitée de la souveraine britannique chez ses sujets irlandais en 1900. Tandis qu’il partait à la découverte de ses origines parmi les trésors celtiques et chrétiens du National Museum – suivant en cela les traces de l’autre Charles de Gaulle, son oncle barde breton dont il avait cité des vers quelques mois auparavant lors de son voyage à Quimper – les électeurs irlandais eux se rendaient aux urnes pour renouveler leur parlement (le Dail).

A 13 heures, de Gaulle arriva à l’ambassade de France dans l’Ailesbury Road. Voyons ce qu’en dit Emmanuel d’Harcourt :

  "Avec Alix [son épouse], nous avons attendu le Général au pied de l’escalier de l’Ambassade. Nous étions douze à déjeuner, uniquement les membres de l’Ambassade : le Conseiller, P. Bitard ; le Consul, D. Bernard et Mme Bernard ; l’Attaché commercial A. de Viggiani et Mme de Viggiani ; Château, Secrétaire Général du Service culturel ; et Guéguinou, Secrétaire d’ambassade envoyé par M. Debré en renfort pour le séjour du Général."

La conversation s’anima lorsqu’on aborda l’histoire de France et que l’Ambassadeur, descendant d’une des plus illustres et anciennes lignées de la noblesse française, en vient à critiquer Louis XIV :
       - Louis XIV n’est-il pas, ai-je remarqué sur le mode interrogatif, celui qui a engagé la France dans une voie dont l’issue ne pouvait-être que la Révolution française ?
       - C’est ce qui se dit me fut-il répondu.
       - N’a-t-il pas eu une « politique de cadres » peu judicieuse ? (Cette question m’était naturellement suggérée par Saint-Simon).
      - C’est ce qui se dit, mais, à mon avis, dit le Général avec conviction, tout ce qui est grand – et d’abord le service de l’Etat – a commencé sous lui. C’est par ses méthodes de gouvernement qu’il a jeté les bases de la France moderne. C’est ainsi qu’il lui a assuré le respect de l’étranger, une forte structure interne, la grandeur. 
       - Et la Révocation de l’Edit de Nantes ?
       - De la politique, rétorque le Général, voilà ce que fut la Révocation de l’Edit de Nantes : un acte politique. 
       - Si l’on songe à la fin du règne de Louis XIV, nul ne peut nier que la personnalité hors du commun du Roi, la nature de plus en plus solitaire de son gouvernement, ont en quelque façon créé un vide politique. Il a pour ainsi dire établi lui-même le problème de sa succession.
       - Sa succession, laisse tomber de Gaulle avec un sourire, c’était le problème de Louis XV et non pas le sien.

A propos des langues, le Général raconte un mot de Charles Quint [le dernier voyage de De Gaulle le printemps suivant se terminera près du monastère de Yuste en Estrémadure où l’empereur Habsbourg avait choisi de se retirer] : la langue italienne me sert pour parler aux femmes, le français pour parler aux hommes, l’allemand pour parler aux chevaux, mais je parle espagnol à Dieu. A ce moment-là, on ne songeait pas à l’anglais.

Au dessert, j’ai prononcé les quelques paroles prévues [Le Général en avait eu préalablement le texte et l’avait accepté] : « Mon Général, Voulez-vous me permettre, en ce 29è anniversaire, de vous dire simplement que notre pensée se tourne avec émotion vers la journée de juin 1940 où vous avez convié tous les Français à s’unir à vous dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance. »
auxquelles le Général a répondu avec beaucoup de chaleur :

« Je vous remercie des paroles que vous venez de prononcer. Il est évident que cet anniversaire est celui d’un grand moment par ce qu’il a représenté. Il est bien que ce soit vous qui l’évoquiez aujourd’hui. Vous êtes honoré en ce jour car vous êtes d’Harcourt et que vous vous adressez à de Gaulle et je suis honoré car je suis de Gaulle et vous êtes d’Harcourt. Je vous remercie de toutes vos attentions et de celles de vos collaborateurs pendant mon séjour en Irlande. Je lève mon verre en votre honneur et en celui de Madame d’Harcourt. Evidemment, nous pensons à la France. »

Dans le salon, j’avais placé sur le piano une réduction de l’affiche du général de Gaulle : « La France a perdu une bataille mais n’a pas perdu la guerre » ; et sur les tables deux photographies, l’une du Général remettant à mon père la grand-croix de la Légion d’Honneur, l’autre où on voit le Général me remettant la cravate de la Légion d’Honneur.
Le Général inscrivit trois maximes sur le 3ème tome de ses Mémoires de Guerre que lui présenta l’Ambassadeur : Un proverbe extrait de La Chanson de Roland : « Moult a appris qui bien conut ahan » (il a beaucoup appris celui qui fut beaucoup à la peine)
Quatre vers de Nietzsche :
         « Rien ne vaut rien
          Il ne se passe rien
          Et cependant tout arrive
          Mais cela est indifférent »
Une supplique de Saint Augustin : « Vous qui m’aurez connu dans ce livre, priez pour moi ! »

Après le déjeuner et la présentation de tout le personnel de l’Ambassade, le Général est parti pour Glendalough [les ruines romantiques d’un monastère du VI è siècle nichées au creux des Monts du Wicklow] accompagné de Hugh McCann, Secrétaire Général du Ministère des Affaires Etrangères. 

A la demande du Cardinal Conway, il a dû rentrer à 6h à Aras pour rencontrer le Primat de toute l’Irlande
[archevêque d’Armagh en Irlande du Nord, ce fut un des pères conciliaires de Vatican II et le président du premier synode des évêques de Rome]

Au grand dîner officiel que le Président de Valera donna en l’honneur de son hôte, de Gaulle le remercia par ces mots : « en ce moment grave de ma longue vie, j’ai trouvé ici ce que je cherchais : être en face de moi-même. L’Irlande me l’a offert de la façon la plus délicate, la plus amicale. »
            Le lendemain, 19 juin, le Général reçut à la résidence présidentielle un certain nombre des membres du clan MacCartan auquel appartenait son arrière-grand-mère. Ce fut une réunion symbolique de la diversité irlandaise : les MacCartan sont originaires du Comté de Down en Irlande du Nord. Plusieurs étaient venus de cette région (notamment un couple qui n’était pas parents des MacCartan mais qui cultivait une terre de cette famille), d’autres de Cork, dans le Sud ; certains résidaient à Dublin. Un prêtre arrivait de Liverpool. Ne manquaient que les représentants de la forte communauté des MacCartan en Amérique du Nord.
           La réunion se déroula dans une atmosphère sympathique. Le Général parlait successivement avec toutes les personnes présentes, cherchait à retrouver les parentés, interrogeait sur les activités de chacun. Le Président, souriant participait à la fête. Ces deux géants dominaient de leur haute taille la carmélite et l’agriculteur.
            Les uns et les autres apportèrent des souvenirs ou des cadeaux au Général, en particulier une vie du rebelle irlandais John Mitchel.

            Le Premier Ministre offrit au général de Gaulle un déjeuner de gala au Château de Dublin, ce bastion de l’ancienne domination britannique. Le Général eut avec M. Lynch, avant le repas, dans un salon séparé, une conversation à laquelle assistaient le Secrétaire Général des Affaires Etrangères, Hugh McCann et moi-même. Je faisais l’interprète.
           Le Taoiseach abordant le problème de la candidature irlandaise au Marché commun expliqua que, pour attendre sa réalisation, l’Irlande avait conclu avec la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ; cela lui procurait un marché pour ses produits et contribuait aussi à préparer l’économie irlandaise à la compétition internationale.
            Le général de Gaulle observa que quelque temps avant son départ de l’Elysée, il était arrivé à la conclusion que les dispositions en vigueur du Marché Commun étaient trop rigides et trop étroites pour permettre l’élargissement de la CEE, et qu’une conception entièrement nouvelle était sans doute nécessaire. Il avait songé à un arrangement plus large entre tous les pays européens intéressés, une sorte d’accord de libre-échange avec des dispositions particulières pour l’agriculture. La Grande-Bretagne ne s’y était pas intéressée et la suggestion en était restée là. Le danger d’une zone de libre-échange était d’ailleurs qu’elle évolue en une zone atlantique où l’Europe ne serait plus guère l’Europe.
            Le Taoiseach répondit que ses préférences allaient à un élargissement du Marché Commun actuel. Il interrogea le général de Gaulle sur l’avenir d’une Europe politique. Le Général indiqua qu’il appelait de ses vœux une politique européenne indépendante. Mais, observa-t-il, il manque le fondement même d’une telle politique par suite du désaccord entre les pays européens : la Grande-Bretagne travaille à l’encontre d’une action européenne. L’Allemagne est divisée et dépend pour sa défense des Etats-Unis ; elle n’est pas libre d’avoir une politique étrangère. L’Italie est prête à s’en remettre aux Etats-Unis.
             La conversation vint ensuite sur les investissements américains en Europe, dont le général de Gaulle remarqua qu’ils ne facilitaient pas l’élaboration d’une politique européenne indépendante. Le Taoiseach nota qu’un des objectifs de cette politique était pourtant de renforcer l’Europe vis à vis de L’URSS.

             M. Lynch souligna que l’Irlande désirait entrer dans le Marché Commun non seulement pour des raisons économiques mais aussi pour des raisons politiques. Les données de sa situation géographique évoluaient ; les liaisons nouvelles par voies maritimes et aériennes facilitaient chaque jour davantage les contacts directs avec l’Europe continentale. Il souligna le poids politique que représentait pour un pays comme l’Irlande le fait d’avoir un partenaire commercial prédominant.
               Le Général de Gaulle : « « Vous connaissez la Grande-Bretagne aussi bien que moi. Elle suit ses intérêts. S’il le faut, elle ignorera l’Irlande, comme le Danemark et la Norvège. »
               Après que le Général eut exprimé ses remerciements pour la cordialité de l’accueil irlandais, la conversation s’attardait dans les généralités ; elle a rebondi sur une question directe de McCann : « Quels conseils nous donnez-vous ? »
              « Si vous me demandez mon avis, répondit-il, je vais être franc : il faut affirmer votre personnalité ; il faut vous industrialiser ; vous en avez les moyens. Vous avez votre indépendance politique. Il faut que vous obteniez votre indépendance économique et intellectuelle. »

« Nous passâmes ensuite sur le palier du grand escalier décoré pour la circonstance par les cinq drapeaux de régiments irlandais ayant servi dans l’armée française au 18ème siècle et dont la France, il y a quelques années, avait donné les répliques. Dans la galerie sous les portraits des vice-rois anglais, un grand déjeuner était prêt, organisé avec un soin extrême, et auquel participaient bon nombre de membres du gouvernement, des représentants de tous les partis, de l’université, des militaires, etc…
              Le Taoiseach prononça une allocution, préparée par Hugh McCann, dont le texte, très cordial, nous avait été communiqué à l’avance :
« … L’Irlande doit beaucoup à la France. En vérité, quelle est la nation qui n’est pas en dette vis à vis de la France ?…Le premier livre dont nous savons qu’il a été écrit en Irlande est la Confession de Saint Patrick, il y a 1500 ans. ‘Comme j’aurais envie d’aller en Gaule' écrivait-il de son exil irlandais, ‘afin de rencontrer nos frères et de voir les visages des saints du Seigneur’ ?…Nous songeons aussi à nos soldats qui ont combattu dans les armées de la France et qui se sont distingués parmi les soldats d’un pays' pour qui la puissance militaire et le courage ont été une seconde nature pendant quatorze siècles’... La Grande Révolution française inspira un nouvel espoir de liberté humaine et des droits de l’homme et apporta une vie nouvelle à la lutte de la Nation irlandaise pour sa liberté…Notre génération aura eu de plus le privilège de savoir que le plus grand parmi les fils de la France moderne compte dans sa famille des ancêtres irlandais…’Votre âme est intacte et vous êtes l’âme de la France’ a dit l’écrivain irlandais George-Bernard Shaw dans sa pièce Sainte Jeanne. Nous accueillons un grand patriote français, un grand soldat et homme d’Etat, qui a su consolider les fondements de la paix européenne dans l’honneur et dans la réconciliation entre vieux rivaux. Dans ses mémoires, il nous a rappelé que ‘la vie mène un combat qu’elle n’a jamais perdu’. A aucun homme de notre époque, il n’a été donné d’inspirer davantage de cet espoir d’où la vie renaît éternellement. »
               Le général de Gaulle répondit plus brièvement mais avec émotion :

 « Dans les circonstances importantes de ma vie, comme actuellement, c’est une sorte d’instinct qui m’a porté vers l’Irlande, peut-être à cause du sang irlandais qui coule dans mes veines – on retourne toujours à ses sources – et puis parce qu’il s’agit de l’Irlande, qui tient depuis toujours et aujourd’hui autant que jamais dans le cœur des Français une place exceptionnelle. Vous avez dit, Monsieur le Premier Ministre, ce que l’Irlande devait à la France, mais la France doit beaucoup à l’Irlande. Il y a Saint Colomban, il y a Saint Fiacre, il y a Jean Erigène. Il y a vos soldats, Sarsfield, Dillon et combien d’autres ! Il y a l’exemple qu’a toujours donné votre peuple, si courageux, si noble, si généreux et dont les héros sont dans toutes les mémoires…Wolfe Tone, et aussi O’Connell, et aussi Parnell et aussi de Valera et tant d’autres. Cela nous ne l’oublions jamais. Il y a, semble-t-il, eu depuis quelques générations une sorte d’écran entre l’Irlande et la France. Mais il paraît que ce temps-là est passé et qu’il nous est possible, à vous et à nous, de le traverser, de nous trouver, d’être ensemble par l’esprit et par l’action. »

Incorrigible, de Gaulle termina son propos par un toast à…. « l’Irlande toute entière » qui, s’il ravit ses auditeurs, membres du parti Fianna Fail, promoteur depuis toujours de la réunification des deux Irlandes, qui venait pour la 4 ème fois de l’emporter aux élections législatives, manqua de déclencher une affaire du même style que, deux ans plus tôt, celle du « Québec libre ! »
« Le surlendemain, me trouvant dans le Connemara logeant chez l’habitant sur les bords du Loch Corrib, j’étais en train de me raser quand notre hôtesse m’apporta un transistor pour me permettre d’entendre la retransmissions de ces allocutions. C’est alors que je remarquai que la « petite phrase » avait été omise. Par la suite, il me fut expliqué par les uns que la bande du magnétophone s’était arrêtée avant les mots « à l’Irlande toute entière » et par les autres qu’elle avait été censurée par la radio irlandaise »conclut Emmanuel d’Harcourt.

La presse populaire française, renvoyant de Gaulle aux limbes de notre Histoire, dépêchait ses reporters à la poursuite du nouveau couple présidentiel, les Pompidou, dans leur fermette de Cajarc dans le Lot, se baignant avec leurs amis « people » à Saint-Tropez ou échangeant sur leur passion pour l’art moderne…On était passé à une autre époque médiatique… Et pourtant les propos échangés ce 18 juin-là, quel écho ils ont aujourd’hui !!!

Provenance : texte non signé - © Fondation Charles De Gaulle.





3 commentaires:

  1. A l'heure où la plus vieille démocratie d'Europe tente de résister à la machine financière à broyer les peuples, l'Appel porte loin et haut.

    Avec toujours la même alternative : rester dignes et convaincus de la force des valeurs qui vous réunissent, ou accepter la loi indigne du (toujours temporaire) plus fort.

    Nos concitoyens vouent dans leur grande majorité beaucoup d'admiration au général de Gaulle.
    A choisir, je préfèrerais qu'ils en aient moins et qu'ils se souviennent davantage des leçons de son action publique, pendant la guerre et après 1958 : 1/l'Histoire est tragique 2/ les nations sont le socle de la démocratie, leur dilution ne peut que renforcer les pouvoirs de l'argent et des oligarques, elles ne doivent pas se désarmer face à ces forces occultes 3/ les partis politiques concourent à la démocratie mais ne doivent pas la monopoliser (ce qui est redevenu le cas) 4/ la République confère certes et heureusement beaucoup de droits, mais exige en retour des efforts d'intégration et de solidarité, autant que le sens partagé du bien commun, ce qui s'appelle tout simplement des devoirs.

    Se souvenir de ces leçons ne serait pas inutile dans les temps troublés que nous vivons.

    Recevez mon remerciement, cher Nuage, pour avoir mis également en ligne le second texte, en effet très fort, et très illustratif de ce qu'est un homme public qui sait se hausser par dessus l'écume des jours.
    Jacques.



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  2. Cher Nuage, merci, vraiment, pour ce rappel d'un passé français superbement incarné par un homme, qui était à la fois d'ici (de France) et d'ailleurs (universel). Vous direz ce que vous voudrez, Jean-Michel, mais il faut que vous l'aimiez ce vieux général fourbu, qui avait échoué, en effet, à cause d'une certaine bourgeoisie, il faut que vous l'aimiez, donc, pour que vous lui consacriez cette page remarquable ! Vous êtes un type épatant !

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    1. Oui, cher Patrick Mandon. Une "certaine bourgeoisie" finit par avoir sa peau.
      La sociologie du scrutin référendaire du 27 avril 1969 ne laisse aucun doute à ce sujet.
      Les classes moyennement et grandement possédantes votèrent très massivement contre "le vieux général fourbu" qui finissait par devenir vraiment enquiquinant avec ses lubies d'association du Travail et du Capital. Pensez donc ! Non seulement il souhaitait faire participer les salariés aux fruits financiers du développement des entreprises, mais aussi, horreur et damnation ! leur attribuer une part du Capital à proportion de l'accroissement des "actifs" générés par leur expansion.

      On notera que cette sociologie électorale s'est retrouvée à l'identique le 7 mai dernier pour élire...l’enfant gâté de la Banque et de la Haute fonction d’État !

      Ce que résume le très lucide propos de Charles de Gaulle rapporté par A. Peyrefitte : " l'argent n'a aucunement cessé d'être mon principal adversaire."

      Merci à vous et notre hôte.




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