jeudi 30 novembre 2017

Paul Celan. On m'a dit









On m'a dit

On m'a dit qu'il y a
dans l'eau une pierre et un cercle
et sur l'eau un mot
qui dépose le cercle autour de la pierre.

J'ai vu mon peuplier descendre vers l'eau,
j'ai vu comment son bras agrippait les fonds,
j'ai vu ses racines vers le ciel implorer de la nuit.

Je ne l'ai pas poursuivi,
je n'ai ramassé que cette miette
qui a la forme de ton œil et sa noblesse,
j'ai retiré de ton cou la chaîne des sentences,
j'en ai bordé la table où la miette fut posée.

Et n'ai plus vu mon peuplier.

Paul Celan 
in  De seuil en seuil


  
Ich hörte sagen


Ich hörte sagen, es sei
im Wasser ein Stein und ein Kreis
und über dem Wasser ein Wort,
das den Kreis und den Stein legt.

Ich sah meine Pappel hinabgehn zum Wasser,
ich sah, wie ihr Arm hinuntergriff in die Tiefe,
ich sah ihre Wurzeln gen Himmel um Nacht flehn.

Ich eilt ihr nicht nach,
ich las nur vom Boden auf jene Krume,
die deines Augen Gestalt hat und Adel,
ich nahm dir die Kette der Sprüche vom Hals
und saümte mit ihr den Tisch, wo die Krume nun lag.

Und sah meine Pappel nicht mehr.

Paul Celan






Roumaine de langue allemande longtemps persécutée sous le régime de Ceaucescu, Herta Müller, Prix Nobel de littérature 2009, a bâti une oeuvre littéraire intense entre résistance et culpabilité.
Elle évoque et invoque souvent Paul Celan. « Pour moi, Celan est le plus grand. Je n'ai pas de mots pour dire ce que je ressens à la lecture de son poème Fugue de mort, écrit trois mois après la libération d'Auschwitz. Mais... je suis issue de la minorité allemande de Roumanie qui a collaboré. Mon père était SS et, en portant l'uniforme nazi, il a contribué à ce que les parents de Paul Celan soient assassinés. Même si je n'étais pas encore née, j'éprouve une culpabilité indicible. Peut-on s'excuser devant des poèmes ? Je ne sais pas... »




mercredi 29 novembre 2017

Musset.

Musset           devint libertin par goûtparce qu’il commençait à penser que le libertinage seul ne trompait pas ; il eut beau faireil eut beau chercher l’oubli dans le poison françaisil fut moissonné dans sa jeunesse par le souvenir de la 
première femme qu’il avait toujours aiméede cette grisette devenue infâme et infime courtisanedont le cœur sec se riait du mal qu’elle causait.

                                                                                     

...Une lèvre de feu d’où jaillit la pensée...





   Chantez, chantez encor, rêveurs mélancoliques, 
Vos doucereux amours et vos beautés mystiques 
          Qui baissent les deux yeux ; 
Des paroles du cœur vantez-nous la puissance, 
Et la virginité des robes d’innocence, 
          Et les premiers aveux. 
  
Ce qu’il me faut à moi, c’est la brutale orgie, 
La brune courtisane à la lèvre rougie           
          Qui se pâme et se tord ; 
Qui s’enlace à vos bras dans sa fougueuse ivresse, 
Qui laisse ses cheveux se dérouler en tresse, 
          Vous étreint et vous mord ! 
 
C’est une femme ardente autant qu’une Espagnole, 
Dont les transports d’amour rendent la tête folle 
          Et font craquer le lit ; 
C’est une passion forte comme une fièvre, 
Une lèvre de feu qui s’attache à ma lèvre 
          Pendant toute une nuit ! 
 
C’est une cuisse blanche à la mienne enlacée, 
Une lèvre de feu d’où jaillit la pensée ; 
          Ce sont surtout deux seins 
Fruits d’amour arrondis par une main divine, 
Qui tous deux à la fois vibrent sur la poitrine, 
          Qu’on prend à pleines mains ! 
 
Eh bien ! venez encor me vanter vos pucelles 
Avec leurs regards froids, avec leurs tailles frêles, 
          Frêles comme un roseau ; 
Qui n’osent d’un seul doigt vous toucher, ni rien dire, 
Qui n’osent regarder et craignent de sourire, 
          Ne boivent que de l’eau. 
 
Non ! vous ne valez pas, ô tendre jeune fille 
Au teint frais et si pur caché sous la mantille, 
          Et dans le blanc satin, 
Non, dames du grand ton, en tout, tant que vous êtes, 
Non ! vous ne valez pas, femmes dites honnêtes 
          Un amour de catin !





Alfred De Musset

In Gamiani ou deux nuits d’excès
1833





...Et la virginité des robes d’innocence...



mardi 28 novembre 2017

SUPERVIELLE. La création des animaux. Extrait





La création des animaux


Les animaux tombaient du ciel un à un sans se faire de mal. La plupart étaient parachevés. Certains devaient attendre encore un peu avant de posséder tous leurs attributs.  
« II paraît que j'aurai une trompe, dit l'éléphant, frais arrivé. Ça partira du front et traînera presque par terre.
— C'est beaucoup pour un nez, dit le renard.
— C'est exactement ce qu'il me faut », riposta l'éléphant.  
À peine avait-il achevé sa phrase que la trompe vint du fond du ciel, prendre la place qu'elle devait désormais occuper chez tous les éléphants. 
« Faut-il aboyer ? se demanda le chien qui avait déjà toute sa voix. Non, je me tais, c'est dans l'ordre. »
Au cheval il ne manquait que les oreilles mais il n'en savait rien, tout occupé qu'il était à vouloir se débarrasser, au galop, de son ombre. 
Les oreilles le rattrapèrent en pleine course, elles ne sont pas encore revenues de leur étonnement et ne cessent de se tourner de tous côtés. (…)  


Jules SUPERVIELLE






...II paraît que j'aurai une trompe, dit l'éléphant, frais arrivé. Ça partira du front et traînera presque par terre...



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Jules SUPERVIELLE, ses contes et ses nouvelles :

*   L'Enfant de la haute mer, 1931.

*   L'Arche de Noé, 1938.

*   Les B.B.V., 1949.

*   Premiers pas de l'univers, 1950.