vendredi 22 décembre 2017

Jacques STERNBERG. Les chats





Les Chats

     On s'était si souvent demandé, et depuis longtemps, à quoi les chats pouvaient bien penser.
     Tapis au plus profond de leur solitude, enroulés autour de leur chaleur, comme rejetés dans une autre dimension, distants, méprisants, ils avaient l'air de penser, certes.
     Mais à quoi ?
    Les hommes ne l'apprirent qu'assez tard. Au XXIe siècle seulement.

     Au début de ce siècle, en effet, on constata avec quelque étonnement que plus aucun chat ne miaulait. Les chats s'étaient tus. On n'en fit pas un drame. En fin de compte, les chats n'avaient jamais été tellement bavards : sans doute ne trouvaient-ils vraiment plus rien à dire à présent.
      Puis, plus tard, on releva un autre fait.
     Plus singulier celui-là beaucoup plus singulier : les chats ne mouraient plus.
    Quelques-uns mouraient évidemment par accident, écrasés par un véhicule, le plus souvent; ou emportés en bas âge par quelque maladie purement pernicieuse. Mais les autres évitaient la mort, lui échappaient, comme si cette fatale échéance n'avait plus existé pour eux.
     Cette énigme, personne ne la perça jamais.
     Leur secret était simple, pourtant. Les chats depuis qu'ils vivaient sur terre, n'étaient jamais sortis de leur indolence native pour accomplir, comme les hommes, mille petits tours savants. Ils avaient toujours laissé les hommes s'occuper de leur sort, leur procurer la nourriture, le confort et la chaleur artificielle. Eux, libérés de tout, avaient toujours vécu dans une sorte d'hibernation idéale, bien dosée, parfaitement mise au point, ne songeant qu'à mieux se concentrer, douillettement lovés dans leur bien-être.
     Les chats avaient eu beaucoup de temps pour penser. Ils avaient beaucoup pensé. Mais alors que les hommes pensaient à tort et à travers, au superflu de préférence, les chats, eux, n'avaient pensé qu'à l'essentiel, sans cesse, sans se laisser distraire. Ils n'avaient médité, inlassablement, au cours des siècles, qu'un seul problème.
     Et à force d'y penser, ils l'avaient résolu.

Jacques STERNBERG 
In Contes glacés
1974
 
Illustration : Ikenaga Yamusari, 2004
「猫・西早稲田三丁目」 
2004
麻布・岩絵具・水干・膠・墨
Linen Canvas/Mineral pigments/
Gelatin glue/Soot ink
Ce tableau a été remarqué sur le blog L'oeil des chats. 
On peut aussi voir une partie de l'oeuvre de Ikenaga Yamusari ici.

2 commentaires:

  1. Je souris... Comblée !
    Ceci dit en 2017: XXIème siècle, isn't it ? Mon chat s'avère bavard invétéré, en grec ancien uniquement.

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