mercredi 21 mars 2018

Apollinaire. La Suite de Cendrillon ou le Rat et les six lézards






Guillaume Apollinaire
1900/1918

Contes posthumes


(non publiés du vivant d’Apollinaire)












 La Suite de Cendrillon ou le Rat et les six lézards

Il n’a pas été dit ce que devint l’équipage de Cendrillon lorsqu’après le second bal de la cour, ayant entendu sonner le premier coup de minuit et ayant perdu sa pantoufle de vair, elle ne le retrouva plus à la porte du palais royal.
La fée, qui était la marraine de Cendrillon, n’eut point la cruauté de faire redevenir rat le gros cocher qui avait de maîtresses moustaches, et lézards les six laquais aux habits chamarrés, et, comme elle leur faisait l’honneur de les laisser hommes, elle laissa par la même occasion la citrouille creuse changée en beau carrosse doré et les six souris restèrent six beaux chevaux gris de souris pommelé.
Mais au premier coup de minuit, le gros cocher se prend à penser qu’il tirera plus d’argent de la vente du carrosse et des chevaux qu’il ne gagnera en épargnant sur ses gages durant de longues années, et que les six laquais, paresseux fieffés, formeront volontiers une bande dont il sera le chef et qui ira rançonner les voyageurs sur les grands chemins.
Et fouette cocher ! L’attelage détala avant que Cendrillon ne fût arrivée à la porte du palais. Il ne s’arrêta que devant un cabaret où, tout en mordillant un dindon flanqué de deux poulardes et en vidant les pots pleins de vin, cette noble clique vendit les chevaux et la voiture au cabaretier qui en offrait un nombre suffisant de pistoles. Ils changèrent aussi de vêtements et s’armèrent. Le gros cocher, nommé Sminthe, avait pris un déguisement particulier. S’étant coupé les moustaches, il s’habilla en femme et mit une jupe de satin vert, une robe à l’ange et un collet. C’est en cet état qu’il fut en mesure de diriger sans risques ses six fripons de compagnons.
Les comptes étant réglés de part et d’autre, ils dirent adieu au cabaretier et quittèrent Paris pour aller ainsi qu’ils le disaient : battre l’antiffe sur le grand trimard.
Nous ne les suivrons pas dans leurs exploits sur les routes, dans les foires, dans les châteaux, où la bande se comporta si bien, que dans le court espace de sept années, ils étaient devenus tous si riches qu’ils purent se retirer à Paris où ils vivaient grassement.
Durant le temps où il avait vécu habillé en femme, Sminthe avait pris la coutume de sortir peu, ce qui lui permettait de beaucoup penser à combiner les bons coups qu’il faisait exécuter par les six brigands-laquais-lézards, il avait aussi appris à lire et ramassé un certain nombre de livres parmi lesquels il y avait les Révélations de sainte Brigitte, l’Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, les Centuries de Nostradamus, les Prédictions de l’enchanteur Merlin, et bien d’autres ouvrages plaisants et de même farine. Il prit goût à la lecture et une bonne partie de son temps, après que la bande se fut mise à la retraite, Sminthe le passait dans sa librairie, lisant et méditant sur le pouvoir des fées, sur le peu de chose qu’est l’intelligence ou ruse des hommes et sur les fondements du vrai bonheur. Et le voyant toujours fourré dans son cabinet aux livres, ses six acolytes qui entre eux ne l’appelaient pas Sminthe mais Lerat, à cause de ses origines ou plutôt de ce qu’ils en savaient, car ils honoraient inconsciemment cet animal comme les sauvages honorent leurs totems et les animaux qui y sont figurés, finirent par le désigner sous l’appellation : Lerat de bibliothèque, qui fit fortune et c’est sous ce nom qu’il était désigné dans la rue de Bussy où il habitait, qu’il compila maints ouvrages qui n’ont pas vu le jour, mais dont les manuscrits sont conservés à Oxford.
Le temps qu’il avait de reste, il le consacrait à l’éducation de ses six brigandeaux qui tous firent leur chemin, l’un comme peintre qui tirait à merveille les portraits des belles tavernières, le deuxième comme poète qui faisait des chansons que le troisième mettait en musique et reprenait sur le luth, tandis que le quatrième dansait parfaitement des sarabandes où il prenait mille postures gentilles et bouffonnes, le cinquième devint excellent sculpteur et taillait des statues gracieuses dans le saindoux pour les montres des charcutiers, tandis que le sixième, architecte sans second, bâtissait sans cesse des châteaux en Espagne. Comme on les voyait toujours ensemble, bien que personne n’eût eu vent de ce qu’ils avaient été, on les appelait les Arts parce qu’ils représentaient à eux six : la Poésie, la Peinture, la Sculpture, l’Architecture, la Musique et la Danse. Et on peut admirer ici combien les surnoms populaires sont sensés puisque « les Arts » étaient bien nommés, ayant été des lézards.
Sminthe ou Lerat de bibliothèque mourut en odeur de sainteté et quatre de ses compagnons moururent aussi dans leur lit. Lacerte le poète et Armonidor le musicien leur survécurent et menèrent si mal leurs affaires qu’ils furent contraints pour subsister de recourir de nouveau à leur adresse. Entrés une nuit au Palais Royal, ils emportèrent une cassette. Ils l’ouvrirent en rentrant chez eux et n’y trouvèrent qu’une paire de pantoufles de fourrure blanche et grise. C’étaient les pantoufles de vair de la reine Cendrillon et, au moment où ils se désespéraient du peu de prix de leur trouvaille, les exempts qui avaient trouvé leurs traces survinrent, les prirent et les firent marcher vers le Grand Châtelet.
Le délit était si grave et si bien constaté qu’ils ne pouvaient plus espérer se soustraire à la mort
Ils décidèrent de jouer aux dés à qui des deux prendrait tout sur lui et déchargerait l’autre.
Le perdant, qui était Armonidor, tint parole et sauva la vie à son compagnon en déclarant qu’il avait proposé à son ami une promenade et que celui-ci ne savait rien de ses intentions.
Lacerte retourna donc chez lui et composa les épitaphes de ses amis, mais il mourut un mois après, car son art ne le nourrissait pas et il était consumé d’ennui.
Quant aux petites pantoufles de vair, les hasards du temps font qu’on les voit à présent au musée de Pittsbourg, en Pennsylvanie, qui les a cataloguées sous la mention Videpoches (première moitié du xixe siècle), bien qu’elles soient authentiquement du xviie siècle, mais cette appellation donne à penser qu’elles servaient en effet de vide-poches à l’époque indiquée par les archéologues de Pittsbourg.
Mais on se perdrait en conjectures si l’on voulait essayer de préciser comment les petites pantoufles de vair de Cendrillon ont passé en Amérique.




Guillaume Apollinaire

Œuvre de Le Bernin
En marbre de 243 cm de hauteur, elle est exposée à la Galleria Borghèse à Rome. Elle fut commandée par le cardinal Borghèse en 1622

2 commentaires:

  1. Malgré une chute un peu boiteuse (cela peut arriver avec des pantoufles de vair) voilà un conte savamment ébouriffé, plaisant certes, mais teinté d'étrangeté.

    Pour tout dire, la (belle) rouquine d'en-face n'en fut pas entièrement grisée lorsque je le lui lus, depuis ma chaise à porteur, ce matin, dans la venelle qui sépare nos demeures, dès qu'elle eût pointé sa frimousse au soleil.
    Car avant la toute fin de la lecture, elle me dit de ce ton ferme auquel un homme de bonne compagnie ne doit pas résister : " Édouard, je vous demande d'arrêter !"

    J'avoue n'être pas encore revenu de la commotion que provoqua un si rude invite venant d'une personne aussi délicate et je confesse la perplexité où elle me tînt toute la journée.

    De bonne foi, je croyais mon élégante voisine originaire de Châteaurenard (Bouches du Rhône. Ce que m'avait rapporté, par confidence, son cocher.

    Mais peut-être, après tout, l'est-elle de Pittsbourg (Pennsylvanie). Ville connue pour ses très belles rousses flamboyantes !

    Ce qui pourrait, en effet, expliquer cet émoi, finalement peut-être plus étrange encore que la fin du conte.

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