samedi 26 mai 2018

Philip Roth, Milan Kundera, Alain Finkielkraut




[Découvertes -7- un article du Monde des livres ]



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Milan Kundera, Veronica Geng et Philip  Roth, Connecticut, automne 1980
Photo de ©Vera Kundera




Alain Finkielkraut  :


« Grâce au roman, Philip Roth s’élevait au-dessus de ses propres engagements »



Dans son dernier entretien au « Monde des livres », Philip Roth rappelait qu’il devait le mot « uchronie », utilisé pour son roman Le Complot contre l’Amérique, à Alain Finkielkraut. L’écrivain américain et le philosophe français se connaissaient bien. Nous avons demandé à ce dernier comment il envisageait l’héritage de Philip Roth, mort mardi 22 mai 2018 à New York.



Vous avez appris la mort de Philip Roth. Quel rapport entretenez-vous à son œuvre ?

Il me serait plus facile de dire quelques mots sur l’œuvre de Philip Roth au lendemain de sa mort si je ne connaissais pas l’homme. Or je l’ai rencontré chez Milan Kundera, au tout début des années 1980, et depuis lors nous nous sommes vus assez fréquemment, à Londres, à New York ou dans le Connecticut. Son amitié, comme celle de Kundera, a été l’une des chances de ma vie. Alors aujourd’hui, je le pleure. En tant qu’écrivain, il ne nous manquera pas, car son œuvre est là, imposante, majestueuse, achevée. Mais la personne a disparu à tout jamais. Ce constat est banal. Cela ne l’empêche pas d’être pour moi très douloureux. Parce que j’ai eu l’extraordinaire privilège de le connaître, Philip Roth me manquera. Voilà ce que je voulais dire d’abord.

Vivre selon la littérature, disait Roland Barthes, c’est « vivre selon la nuance », refuser de voir les choses en noir et blanc… Pensez-vous que Roth s’inscrit dans cette tradition ?

Le mot qui me vient à l’esprit pour caractériser son œuvre, ce n’est pas celui de « nuance », même s’il faisait preuve de beaucoup de finesse dans son exploration du cœur humain. C’est plutôt celui d’« exubérance ». Il y a, dans ses romans, une énergie prodigieuse. Ils sont émaillés de dialogues et même de querelles inoubliables. Ainsi de La Contrevie, où il fait vivre toutes les dissensions d’Israël. C’est en cela qu’il est un grand romancier. Il ne défend pas une thèse, il met en scène des postures divergentes sans prendre parti. C’est par l’exubérance qu’il rejoint la nuance.

Dans votre livre Un cœur intelligent, vous consacrez un beau texte à La Tache, de Philip Roth, et vous dites qu’une des leçons décisives de ce livre est la suivante : « Tout ce qui arrive nous parvient sous la forme de récit. »

Nous passons en effet notre vie à nous raconter des histoires. Et le roman est là pour nous libérer de notre activité fantasmatique. La Britannique Iris Murdoch dit que le grand art ne relève pas du fantasme, justement, il casse son emprise et nous amène à une vision vraie. Je crois que la littérature est ce passage. Pour parler comme Kundera, elle permet de déchirer « le rideau magique tissé de légendes » suspendu devant le monde. C’est exactement ce que fait Philip Roth. Il déchire le rideau.

Vous avez qualifié son tempérament de « batailleur ». Qu’est-ce à dire ?

Il n’était pas un essayiste. Il a été par exemple meurtri par les polémiques qu’ont suscitées, dans la communauté juive, Goodbye, Columbus et le livre que je persiste à appeler Portnoy et son complexe. Au lieu de régler ses comptes, il a mis en scène cette petite guerre dans la première grande série des Zuckerman. Chacun y a la parole. Il « bataillait », mais grâce au roman, il s’élevait au-dessus de ses propres engagements.

A propos de Zuckerman, vous avez écrit que ce personnage d’alter ego prouve qu’il y a, dans l’œuvre de Roth, au moins autant d’« alter » que d’« ego »…

Au début, Zuckerman était le héros des romans où il apparaissait. Roth racontait son histoire et on lui a beaucoup reproché de faire à travers lui une autobiographie déguisée. Certains critiques affirmaient qu’il n’était capable de parler que de lui-même en changeant de nom. Et puis, à partir de La Contrevie, la série des Zuckerman a pris une autre orientation. Il est devenu non plus un héros, mais une oreille. Il a raconté des histoires qui arrivaient à d’autres. Ainsi, d’abord, dans Pastorale américaine, l’un des plus beaux romans de Philip Roth, le personnage central est un juif calme, aux antipodes de Roth lui-même. Et puis il y a La Tache, ce livre inouï dont le héros est Coleman Silk, un Noir qui se fait passer pour juif afin de n’être pas défini par sa couleur et de pouvoir exister comme individu, et qui est rattrapé par l’antiracisme débile sévissant sur les campus américains…

Un mot pour conclure ?

Je voudrais quand même rappeler que Philip Roth a été le non-lauréat annuel du prix Nobel de littérature. Il a payé ainsi l’accusation de misogynie qui a été portée contre lui après la parution de Ma vie d’homme. C’est un scandale absolu qui discrédite de façon définitive, à mes yeux, le jury de Stockholm.


In ©LE MONDE DES LIVRES 
 • Mis à jour le  | 
Propos recueillis par 



addendum du 26/05 à 10h40

On lira (en anglais) un brillant article paru dans The New Yorker daté du 7 octobre 2013 



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