samedi 11 août 2018

Labro. Mon voisin Milan Kundera






Mon voisin possède l’un des plus beaux visages d’homme que je connaisse. Un nez de boxeur, un menton de rebelle, des yeux bleus, des rides qui racontent, mieux que tout discours, les épreuves de l’exil, la réflexion constante et lucide. Mon voisin vient d’écrire un livre de 142 pages qui va, comme souvent, intriguer, fasciner, ou peut-être irriter, tous ceux qui se rueront, en ce début avril, pour l’acquérir. A chaque fois, l’écrivain le plus discret, le plus incognito de toute la littérature mondiale, véritable légende vivante, est l’objet d’une immense curiosité suivie d’analyses et exégèses. Qu’a-t-il voulu dire avec ces personnages clownesques et pathétiques ? Comment et pourquoi décide-t-il d’introduire, au milieu de scènes dignes d’un Fellini en folie, d’un Kafka débridé, Staline et l’histoire de ses vingt-quatre perdrix ? Et faut-il s’en tenir à cette belle phrase : « C’est seulement depuis les hauteurs de l’infinie bonne humeur que tu peux observer au-dessous de toi l’éternelle bêtise des hommes et en rire » ? Lorsque je lui dis que le rire, la plaisanterie, la dérision ont déjà parcouru toute son œuvre mais que, cette fois, il va beaucoup plus loin, il me répond par un sourire muet et indulgent. Nous ne sommes pas en « interview » – il n’en donnera aucune.

“J'aime bavarder avec ce couple passé à travers tant de difficultés, tant de réussites, aussi”

Vera, son épouse, une femme étonnante, dont les yeux envoient comme un perpétuel brasillement, qui est habitée par le dynamisme et l’énergie d’une combattante et qui sait organiser, protéger, conseiller, accompagner ce géant aux mots ciselés et choisis, aux phrases si limpides, prépare leur départ au bord de la mer – le temps que le livre sorte. Lorsqu’il publie, en effet, mes voisins quittent la ville. Je suis arrivé de l’autre côté de la rue, le jeu d’épreuves du livre à la main, ayant souligné quelques passages, métaphores, dialogues surprenants de poésie, d’humour, d’absurde. Nous avons bavardé autour d’un verre de prune (41 °). L’appartement est immaculé. Vera en est la grande ordonnatrice. Il y a des livres et des disques vinyles partout, témoins de leur amour pour la musique. Le père de mon voisin s’appelait Ludvik, et fut un grand pianiste, élève de Janacek. Aux murs, quelques tableaux, dont on saisit qu’ils ont été acquis par des êtres qui privilégient la couleur, la force, l’exception, un goût particulier, sans patrie, sans nostalgie. J’aime bavarder avec ce couple qui est passé à travers tant de difficultés, tant de réussites, aussi. L’exil en France a signifié un travail patient et courageux de maîtrise totale de la langue – au point que cet écrivain, né le 1er avril 1929 en Tchécoslovaquie, est parvenu à reprendre toutes les traductions de ses livres précédents. Il a ensuite, à partir de 1993, écrit en français dans le texte, sans appoint. Il en est résulté une langue éclatante de lumière, et cependant énigmatique, subtil mariage de fiction, réflexions, observations, descriptions, avec pour règle suprême : l’essence d’un roman repose sur un art, celui de l’ironie. Et l’ironie se fiche bien d’envoyer des messages.
Mon voisin s’appelle Milan Kundera. C’est un des rares écrivains vivants dont l’œuvre a été publiée dans la Pléiade. Les académiciens Nobel auraient dû, depuis longtemps, lui décerner leur prix. Mais sans doute ne savent-ils plus bien lire.

pcc: Philippe Labro
Publié le 07/04/2014 in Paris Match

« La fête de l’insignifiance », de Milan Kundera, éd. Gallimard.

1 commentaire:

  1. Ceux du Nobel..." Mais sans doute ne savent-ils plus bien lire."

    Ils savent parfaitement lire, au contraire. Mais Kundera n'est pas particulièrement dans la ligne très consensuelle et "air du temps" de ces Dames et Messieurs.

    Malraux ne l'était pas non plus. Qui ne l'eut pas davantage.

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