mardi 7 août 2018

P.Mandon. Un été en mauvais état sous McCaron







Lettre à ma cousine de province



Ma désirable cousine, vous vous souvenez du portrait que je vous fis du jeune Heudebert McCaron, auquel je prédisais un destin chatoyant. Il promenait, alors, une candeur effrontée parmi les petits seigneurs, qui faisaient à Gouda Ier un cortège de servilité. Comme vous le savez, Gouda, ahuri de nullité, trahi par ceux-là même qu’il avait comblé d’emplois et de prébendes, n’osa pas briguer une seconde fois le trône, qu’il avait si mal occupé. À l’issue d’une campagne riche en rebondissements, dont je veux vous entretenir ici brièvement, McCaron se détacha du lot et monta sur le trône. Il est donc notre roi. Je m’en suis réjoui immédiatement. Mais revenons un peu à l’origine de ces choses.
Durant la bataille pour le trône – lequel se dérobait depuis longtemps sous l’arrière-train de Gouda – on vit des troisièmes lames de comédie bouffonne, qui prospéraient dans l’humidité des clans, aussi prompts à signer des pactes qu’à les rompre, d’insignifiantes excellences enfin, éprouver l’audace de s’imaginer en César. C’est ainsi que Vincezo Pailloné se donna ce ridicule : ancien ministre des écoles, professeur de philosophie chez les Hélvètes, il levait haut le menton, fixait l’horizon de sa gloire et n’avançait qu’en se précédant. Sur les estrades électorales, il prononçait des discours qu’il croyait déjà gravés dans le marbre ; ce n’était qu’amphigouris de tréteaux burlesques. Il a disparu, et personne, depuis, n’a requis sa présence… Il y eut encore l’impayable Aristide Hanon, ancien ministre des Écoles, un partageux aigre, qui n’eut de cesse de vilipender le règne de Gouda, mais fit une révérence, après l’avoir harcelé de lazzis, devant Gabriel Neuve-Caste, afin d’obtenir son assistance. Il épiçait ses propos tantôt de poudre extrême, tantôt de flocons raisonnables, et, finalement, il acheva sa petite course comme un vieux jeune homme d’appareil politicien. Les derniers mois du règne de Gouda Ier, incarnés par Valstar – un rodomont auquel ses poses avantageuses d’hidalgo cambré, ses rugissements à la chambre, et sa fière allure de torero sans arène, avaient mérité le surnom, attribué par les dames, de « Bovalseur » -, puis par Gabriel de Neuve-Caste, ancien ministre de la police, fort habile homme au demeurant et d’un commerce plaisant, me furent un supplice. Dans ces conditions, le météore McCaron traversa le ciel de France et s’installa sur le trône.

Vous le savez, délicieuse cousine, j’ai accueilli l’élection de notre jeune roi avec un soulagement vrai, et j’ai fondé sur ce prince virevoltant, supérieurement doué dans les choses de l’esprit, un espoir de renouveau, que, pour notre pays accablé, j’appelais de mes vœux. Nous sortions de cinq années d’une épouvante morne, qu’avaient engendrée l’alliance entre la crasseuse nullité du parti des partageux, et la médiocrité de l’effarant Gouda. J’ai trop souvent vilipendé la camarilla de cyniques et d’idéologues, qui conduisait le Parti partageux, pour ne pas avoir ressenti une joie mauvaise au spectacle de sa déconfiture, inéluctable d’ailleurs, mais trop lente à mon goût. Ces talons rouges, qui prétendaient défendre les intérêts des plus pauvres, poussaient quelquefois la vanité jusqu’à ne pas même souffrir que leur ombre les dépassât !

Tout souriait au jeune souverain, qui rétablit promptement, et avec quelle aisance ! notre prestige et notre autorité dans le monde connu :  en Europe, auprès de nos voisins, aux États Unis d’Amérique, conduits par l’épastrouillant Winiford Trompette, et jusqu’aux contreforts de l’Oural, dans la vaste Russie où l’énigmatique et redouté Vladimir Duréchine étend son administration. Par surcroît, notre vieux royaume recru d’épreuves retrouvait l’envie et la satisfaction d’étonner les peuples. La grâce de ce prince charmant, son brio, réconciliaient la France avec la place d’honneur, celle de l’intelligence des êtres et des choses, qui lui revient naturellement.
Mais un scandale vient d’éclater à Paris, et le trône de McCaron vacille. Entendez à présent ce récit : son origine se trouve dans le rôle, au palais, d’un certain Alexeief Benattila, parfaitement inconnu du peuple. Voici l’histoire : des groupes émeutiers, au 1er mai dernier, se répandaient dans les rues parisiennes. Pris d’une fureur sacrée, ce Benattila, revêtu indûment de quelques-uns des attributs de la fonction policière, se précipita sur deux trublions, les malmena, les jeta à terre, puis les remit aux forces de l’ordre. Il paraissait agir comme une chaussure ferrée au milieu des chaussettes à clous, comme un commissaire avec les hommes du rang. Certes, mais il n’est point policier ! Qui donc est-il ?
L’opposition s’est immédiatement emparée de l’affaire. Les gazettes ont rempli leurs colonnes. Les rumeurs, les informations, les bruits circulèrent. On apprit que ce garçon appartenait au premier cercle de McCaron, et qu’il était même le protégé du couple royal. Sa Majesté avait pour lui les yeux, sinon de Patrocle pour Achille, du moins d’un monarque attendri dès que paraît devant lui le plus dévoué de ses serviteurs. Flatté par le dévouement qu’il démontrait, il sortit du lot cet homme au torse de lutteur forain, qui vit tantôt ses privilèges s’agrandir : attaché désormais à la maison royale, on lui fournit des laquais en livrée, un phaéton à deux roues, élégant et rapide, et son attelage complet, un superbe logis dans une luxueuse dépendance royale, des émoluments élevés. Un favori comblé de ces faveurs, qui démontre en tous lieux des mœurs aussi rudes, ne mérite-t-il pas le surnom de Pompadur ?
Jusqu’où serait-il allé ? Les langues se délient. Il était craint : on voyait au-dessus de lui le portrait de McCaron. Les fonctionnaires, qu’il tançait comme le prince de Conti ses palefreniers, n’osaient le contredire. Et l’on rapporte que des gradés de la police redoutaient les effets de sa rancune. L’homme imposait-il son autorité par la peur ? Ne pouvait-il pas, sur une simple confidence à Jupiter, dont il avait l’oreille, faire donner la foudre contre ceux qui lui avaient manqué ? Jusqu’où serait-il allé, alors que les grilles des ministères s’ouvraient devant lui, que les courtisans se courbaient quand ils le croisaient, que beaucoup voyaient dans ce personnage qu’ils pressentaient considérable une troublante et dangereuse énigme ? Il œuvrait pour McCaron, ne connaissait que lui, ne répondait de ses actes que devant lui, mais en répondait-il ? Oui, décidément, jusqu’où aurait-il atteint ?
Le ministre de la police, Woldemar Colombin venu, lui aussi, des rangs des Partageux, et pourtant fort éloigné de leurs fumeuses théories, a livré le spectacle étrange d’un égaré devant la Chambre : interrogé par les députés, le maître des pandores, le successeur de Fouché, affirma qu’il ne savait rien. Hélas pour lui, on le crut !
Et l’on s’interroge : ce scandale signe-t-il la fin du pacte que ce jeune souverain paraissait avoir conclu avec la Providence ? Tout lui souriait, il réussissait dans toutes ses entreprises. Avec Benattila, le jour se lève-t-il sur la fin de sa prospérité ? Pour moi, cousine, je ne le regarderai plus avec la sympathie qu’il m’a inspirée. Aujourd’hui, j’observe avec méfiance les manœuvres et les propos de ce chef d’un clan d’hommes de main et de prébendiers, attentif au confort de quelques séides, sourd aux plaintes de son peuple. Cet enfant-roi en mal de divertissements m’est odieux.
Avant de vous quitter, car la malle-poste n’attendra pas, et je veux absolument que ma missive parte ce jour, je vous rapporte un épisode dont je fus le témoin direct. L’autre jour, j’étais au Louvre. Je rêvais, pour la centième fois, devant Le Verrou, de Jean-Honoré Fragonard. On s’est souvent interrogé sur le sens qu’il convenait de donner à cette scène d’intimité amoureuse : s’agit-il des prémisses d’un viol, et l’homme s’enferme-t-il avec sa proie afin d’en abuser plus commodément ? Ou y-a-t-il chez la femme une résistance de pure forme, qui ne serait qu’une affectation de refus ? Par le mouvement de son bras opposant une défense molle, n’exprime-t-elle pas un consentement plus avoué encore que si elle s’abandonnait immédiatement ? Sa reddition sensuelle n’est-elle pas annoncée par sa physionomie et tout le mouvement de son corps, qui épouse le sens même du tableau vers la gauche et glisse déjà de l’huis au lit ? Mais l’homme ne force-t-il pas la résolution de la scène en sa faveur ? Et ce pêne oblong qu’il fait glisser dans la gâche, outre qu’il met les deux personnages à l’abri d’une intrusion, que vient-il plus que suggérer ? Cette porte close, à présent, lui interdit-elle d’échapper au désir de l’homme ou l’autorise-t-elle à y succomber sans craindre d’être dérangée ?
Ce jour-là, une fois de plus, j’imaginai qu’elle ne détestait point sa hâte, qu’ils basculaient de conserve, et qu’ils s’unissaient sans s’être dévêtus, dans le désordre affolant des vêtements troussés, simplement baissés ou à demi ôtés, ainsi qu’il convient aux étreintes furtives – celles que vous préférez, n’est-ce pas chère cousine ? – avec force râles et soupirs !
Je me représentais leurs ébats, lorsque je fus interrompu dans mes troublantes pensées par des cris : un groupe de femmes venait de faire irruption et, se rassemblant devant le tableau, tendait vers lui des poings menaçants.
« L’échafaud pour les violeurs, la corde pour les suborneurs, le bagne pour les autres ! »
Je reconnus celle qui semblait leur chef, une certaine Caroline de Vergelasse. Hargneuse, toujours le verbe haut, la dame tire à vue sur la gent masculine avec la précision meurtrière d’un fusil gras, modèle 1874, qui remplace, désormais, dans nos armées, le fameux chassepot1. Affolée de représentation, elle veut être vue partout et court les réunions publiques. Elle lance à la volée des propos d’une confondante misandrie pour la plus grande joie de son public de bas-bleus. Elle a tôt fait de persuader ces malheureuses, par des exemples navrants, prenant la partie pour le tout, que les hommes sont des phacochères en rut, prêts à bondir sur les femelles jamais consentantes mais soumises par force ou par ruse. Elle fonde ainsi l’affolement et le dégoût de ces malheureuses, qu’elle entretient dans une hostilité jamais lasse, et professe un moralisme de catéchèse laïque, de dame moralisatrice mêlant tous les mâles dans un brouet de calomnies.
Surgirent encore d’autres femmes, conduites, celles-ci, par Catherine de Rochefort, marquise du Der-Nyémétro, et par Erzsebet Dèlhèvy, comtesse de Kòzheur, non moins bruyantes ; mais celles-ci, au contraire des viragos vindicatives menées par la Vergelasse, offraient un spectacle de liesse, d’ironie courtoise, de moquerie gamine qu’elles dirigeaient contre les premières vitupérantes.
Devant les mégères, elles chantèrent à tue-tête une chanson dont je notai le joyeux refrain :
Nous aimons bien les hommes et nous aimons leur vit,
Qui se lève et s’abaisse comme un pont-levis.
Femmes, nos sœurs, n’écoutez pas la Vergelasse !
Car, du membre viril, elle paraît très lasse ;
Hommes, de vous, vraiment, nous ne le sommes pas,
Ne le soyez jamais de nos tendres appâts !
Parmi ces valeureuses, je distinguai une plaisante personne : elle se présenta, avec un fort accent, que je n’identifiai pas :
– Paulina della Migliore, authentique princesse polonaise.
– Pardonnez-moi, mais della Migliore ne sonne pas très polonais.
– Je ne me souviens pas nettement des traits de mon premier mari, un italien, qui eut l’obligeance de s’éloigner avant même que je l’en priasse, mais j’ai conservé son nom. Quant à la Pologne, où je suis née… Mon père m’appelait « Ma princesse » : j’ai gardé le titre.
Cette entrée en matière me plut. Nous fîmes trois pas, afin de nous éloigner du brouhaha, cent pas pour gagner la sortie, et mille pas le long de la Seine. Plus tard, la dame pris mon bras :
« Je ne déteste pas votre conversation. J’ai une loge à l’Opéra, je vous y convie. après le spectacle, nous irons souper au Café de la Paix. ».
Hélas, je suis forcé d’interrompre mon récit, car la malle-poste fait sonner le pavé de ma rue. Je vous rapporterai sur della Migliore, dans ma prochaine lettre, des détails aimables et croustilleux qui vous donneront, entre autres désirs, celui de la rencontrer,
Je suis, de ma cousine, si bien faite pour l’amour et pour l’amitié, le plus fervent adorateur,
Votre cousin


 © Patrick Mandon. Avec son aimable autorisation. Qu'il soit ici chaleureusement remercié.



4 commentaires:

  1. "Avec son aimable autorisation. Qu'il soit ici chaleureusement remercié."
    ____________

    Lui aussi, il doit vous remercier car, son "aimable autorisation", on ne doit jamais la lui demander.
    Je n'ai pas lu jusqu'au bout, il y a des limites à l'endurance.

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  2. Le cher Patrick Mandon nous a accoutumé à des friandises moins indigestes.

    Coup de... chaleurs ?

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  3. Notre ami a confondu Pudding de 5 à 7 avec Biscuit Rose de Reims.
    J.

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