jeudi 18 avril 2019

Les larmes de Quasimodo

Les larmes de Quasimodo






Lundi soir, en découvrant des millions de personnes regarder avec stupeur et incrédulité les flammes dévorer le toit de Notre-Dame de Paris, sur les quais de la Seine, depuis le Pont-Neuf, sur les écrans de télévision et les smartphones du monde entier, c’est aux larmes de Quasimodo que nous avons songé ; Quasimodo, borgne et bossu à l’âme pure ; Quasimodo, le petit sonneur des cloches de Notre-Dame qui l’ont rendu sourd ; l’un des personnages les plus laids et les plus populaires de la littérature universelle.
Sorti de la bouillante cervelle de Victor Hugo, l’amoureux de la danseuse gitane Esmeralda est devenu un compagnon de rêverie des enfants de France lors de la publication de Notre-Dame de Paris en 1831 et celui des enfants du monde entier avec Le Bossu de Notre-Dame, le film des studios Disney sorti en 1996. Un volume naguère paru dans la collection «Folio», avec une très belle préface de Louis Chevalier, l’auteur deL’Assassinat de Paris, nous a immédiatement rappelé son apparition dans le roman de Victor Hugo. «- C’est Quasimodo, le sonneur de cloches! C’est Quasimodo, le bossu de Notre-Dame! Quasimodo le borgne! Quasimodo le bancal! Noël! Noël!»

«Le temps est aveugle, l’homme est stupide»


Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, édition de 1844.
Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, édition de 1844. - Crédits photo : CCI/ ©Rue des Archives/CCI

Hélas, la joie qui saisit les personnages du roman le 6 janvier 1482 à l’occasion de «la double solennité, réunie depuis un temps immémorial, du jour des Rois et de la Fête des Fous» n’était pas de mise à Paris, cinq cent trente-sept ans plus tard. Au spectacle de l’effondrement de la flèche de la «vieille basilique puissante et magnifique»célébrée par Gérard de Nerval dans l’un de ses poèmes, l’angoisse s’était substituée à la foi. Même les pages que Victor Hugo lui consacre dans le livre troisième de son roman se sont révélées incapables de dissiper la tristesse répandue dans tous les cœurs. «Sans doute c’est encore aujourd’hui un majestueux et sublime édifice que l’église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe Auguste qui en avait posé la dernière. Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d’une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi: le temps est aveugle, l’homme est stupide.»

Tard dans la nuit, nous apprenions cependant que les pompiers de Paris avaient sauvé ce que l’auteur des Misérables regardait de plus beau dans la lourde nef posée sur l’île de la Cité: «Les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble.»
Si Notre-Dame, cathédrale dont Joris-Karl Huysmans a étudié la symbolique, est un mythe, c’est d’abord et surtout un mythe littéraire. Maurice de Sully, l’évêque qui a entrepris sa construction à la fin du XIIe siècle, sous le règne de Louis VII le Jeune, était un érudit et un lettré, il enseignait à l’Université de Paris. Au début du XVe siècle, c’est à l’ombre de la nef parisienne qu’a grandi François Villon, le poète qui aimait entendre le carillon sonner «le salut que l’ange prédit» tous les soirs à neuf heures.
Ah, les cloches de Notre-Dame! Elles occupent une place d’honneur dans notre littérature. Installé au sommet de la tour sud sous le règne de Louis XIV, le bourdon Emmanuel, qui produit un fa dièse dans la deuxième octave, est un témoin du génie littéraire de la France. Bossuet et Bourdaloue, qui ont tous les deux fait résonner la parole de Dieu sous les croisées d’ogives de la cathédrale, l’ont entendu égrener les heures dans la majesté des matins et des soirs de la vieille capitale. Dans Gargantua, François Rabelais s’est amusé avec les cloches de Notre-Dame. Pour le géant venu de Chinon à Paris, les bourdons de la cathédrale sont légers comme des clochettes. Installé sur les tours de Notre-Dame comme sur la souche d’un arbre de sa Touraine natale, le fils de Grandgousier a l’idée d’en faire bon usage. Le récit de cet épisode est dans la translation en français moderne d’Anatole France: «Gargantua s’assit sur les tours de Notre-Dame. Là, considérant les grosses cloches, il les fit sonner bien harmonieusement. Ce que faisant, il lui vint en pensée qu’elles serviraient bien de clochettes au cou de sa jument. Et il les emporta dans son logis.»

Chantée par Péguy

Tous les écrivains le savent. On n’aime réellement que ce dont on est capable de se moquer. À l’occasion du dimanche de Pâques 1950, un groupe de «lettristes» conduits par Serge Berna s’est introduit dans la cathédrale à l’heure de la messe. Déguisé en prédicateur dominicain, Michel Mourre, alors âgé de 22 ans, est monté en chaire pour exhorter les fidèles stupéfaits: «Aujourd’hui, jour de Pâques en l’Année sainte, ici, dans l’insigne basilique de Notre-Dame de France, nous clamons la mort du Christ-Dieu pour qu’enfin vive l’Homme.» Dans la France de Vincent Auriol, cet épisode a fait scandale. Pressentant qu’il devait faire pardonner ce blasphème, Michel Mourre est devenu un historien distingué et le biographe de Félicité de Lamennais, prêtre, philosophe et homme politique français, né le 19 juin 1782 à Saint-Malo. En 1830, Lamennais avait publié un chapitre inédit de Notre-Dame de Parisdans L’Avenir, le quotidien qu’il avait fondé avec Montalembert et Lacordaire, un dominicain qui deviendrait un fameux prédicateur à Notre-Dame, où il a prononcé rien de moins que soixante-treize conférences de Carême.

Accompagné du dominicain Raymond Léopold Bruckberger, le général de Gaulle sort de Notre-Dame, où une messe à été célébrée à l’occasion de la Libération de Paris, le 26 août 1944 .
Accompagné du dominicain Raymond Léopold Bruckberger, le général de Gaulle sort de Notre-Dame, où une messe à été célébrée à l’occasion de la Libération de Paris, le 26 août 1944 . - Crédits photo : KEYSTONE-FRANCE/KEYSTONE-FRANCE

Le 26 août 1944, lorsque le général de Gaulle a foulé le parvis de l’antique et noble cathédrale après sa triomphale descente des Champs-Élysées, un autre homme en blanc l’attendait sous le portail du Jugement. Écrivain lui aussi, ami de Georges Bernanos et d’Albert Camus, le dominicain Raymond Léopold Bruckberger songeait à Henri Lacordaire lorsqu’il est monté à l’autel pour célébrer la messe d’action de grâce du jour de la libération de Paris. À Notre-Dame! La cathédrale hérissée de gargouilles chantée par Péguy dont Bruckberger savait les vers par cœur: 








«Étoile de la mer, voici la lourde nef 
Où nous ramons tout nus sous vos commandements ; 
 Voici notre détresse et nos désarmements ; 
Voici le quai du Louvre, et l’écluse, et le bief.»


«Tellement plus belle du côté de l’abside»




Notre-Dame, c’est la maison commune. Dédiée à Marie, mère du Christ, une jeune fille d’Israël qui appartient entièrement à l’Alliance hébraïque, lieu de pèlerinage des catholiques du monde entier et de méditation pour ceux qui cherchent Dieu, visitée par des ingénus qui assimilent le Moyen Âge chrétien à un beau moment d’histoire de l’art, elle a été chantée par des poètes qui croyaient au Ciel et par d’autres qui n’y croyaient pas. Après Charles Péguy, Louis Aragon, dont le roman Aurélien, publié en 1944, se déroule principalement sur l’île Saint-Louis. Le héros de ce livre habite une mansarde qui lui aurait permis, hélas, d’assister aux premières loges à la catastrophe du lundi saint 2019. Souvenez-vous de la songerie d’Aurélien à sa fenêtre: «Le dernier lambeau du jour donnait un air de féerie au paysage dans lequel la maison avançait en pointe comme un navire. On était au-dessus de ces arbres larges et singuliers qui garnissaient le bout de l’île, on voyait sur la gauche la Cité où déjà brillaient les réverbères, et le dessin du fleuve qui l’enserre, revient, la reprend et s’allie à l’autre bras, au-delà des arbres, à droite, qui cerne l’île Saint-Louis. Il y avait Notre-Dame, tellement plus belle du côté de l’abside que du côté du parvis, et les ponts, jouant à une marelle curieuse, d’arche en arche entre les îles, et là, en face, de la Cité à la rive droite.»


Cette phrase qu’on ne peut pas relire sans trembler: «Notre-Dame, tellement plus belle du côté de l’abside»… Aux larmes de Quasimodo se joint la mélancolie d’Aurélien. Longtemps après que les poètes ont disparu, et nos belles années, et les plus beaux souvenirs du passé avec eux, reste heureusement ce qu’ils ont écrit. Au matin du mardi 16 avril, une partie de l’abside de la cathédrale où Paul Claudel a entendu Dieu venir, aux vêpres de Noël 1886, alors qu’il était installé «près du second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie», était réduite à un tas de cendres. Il ne fallait pas moins que des livres pour nous en consoler. Et le souvenir d’un vers de l’écrivain allemand Friedrich Hölderlin: «Les poètes fondent seuls ce qui demeure».


Paul Claudel






















Article de Sébastien Lapaque 

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