samedi 25 novembre 2017

MODIGLIANI



Quoi de neuf ?  -Modi !






Nu couché, 1919



Jusqu'au 2 avril 2018, la Tate Modern, à Londres, réunit, dans une grande exposition consacrée à Amedeo Modigliani (1884-1920), douze nus de l'artiste italien ; des œuvres sensuelles controversées lorsqu'elles sont montrées pour la première fois en 1917 à la galerie Berthe Weill (*), à Paris.
(*) on lira avec grand intérêt les communications du site de la galerie Berthe Weill et particulièrement la biographie de Berthe qu'en donne madame Marianne Le Morvan.


En alignant douze des nus féminins de Modigliani, la Tate espère « faire un carton ». Il faut dire que lors de leur première présentation en 1917, la police fit une descente à la galerie Berthe Weill pour en interdire l’exposition publique. Un siècle plus tard, la censure ne devrait pas s’exercer ici mais le succès est programmé car, accompagnées de sculptures et de portraits peints de ses amis artistes, les toiles de Modi le maudit sont des valeurs sûres.




 
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L'article ci-dessous fut publié originellement en 2015, enrichi et corrigé, mis à jour (cf. toutes les toiles de nu et portraits) pour cette nouvelle expo au Tate.

Merci à celles et ceux qui avaient signalé diverses imperfections orthographiques ou erreurs de frappe. Nuageneuf

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Amedeo Modigliani, l'œil intérieur

Du 27 février au 5 juin 2016

En collaboration avec la Réunion des musées nationaux, le LaM présente une rétrospective exceptionnelle consacrée à l’œuvre d’Amedeo Modigliani.

Femme assise en robe bleue, 1918









Gros buveur, fumeur de haschich, Amedeo Modigliani avait une santé fragile et un caractère orageux. Si le peintre a vendu peu d'œuvres de son vivant, ses personnages ont imposé leurs silhouettes longilignes et leur visage sans regard.



Modigliani, photographié vers 1909 ©GETTY



En 1895, alors qu'il approche de sa onzième ­année, Amedeo Modigliani, surnommé Dedo par sa famille, est victime d'une grave pleurésie qui manque de l'emporter. Durant l'été, sa mère Eugenia, née Garsin, note dans son journal : « Le caractère de cet enfant n'est pas encore assez formé pour que je puisse dire ici mon opinion. Ses manières sont celles d'un enfant gâté qui ne manque pas d'intelligence. Nous verrons plus tard ce qu'il y a dans cette chrysalide. Peut-être un artiste ? » Eugenia a eu très peur — elle l'écrit. Les tantes d'Amedeo, Laura et Gabriela Garsin, sœurs d'Eu­genia, s'alarment aussi, car leur mère, Régine, est morte jeune de la tuberculose, à Marseille. L'enfant sera donc choyé, ­sou­tenu, aimé par la branche maternelle de la famille. Le 10 avril 1899, Eugenia écrit encore : «  Dedo a renoncé aux études et ne fait plus que de la peinture, mais en fait tout le jour et tous les jours avec une ardeur soutenue qui m'étonne et me ravit. » Amedeo n'a pas encore 15 ans. L'année précédente, en août 1898, il a failli mourir d'une fièvre typhoïde ag­gravée par des complications pulmonaires. L'année suivant, en 1900, une nouvelle pleurésie l'affaiblit encore.



Amedeo, dit le philosophe

Modigliani est un Garsin. Du père, Flaminio, négociant ruiné l'année de sa naissance, souvent absent (il travaille en Sardaigne), dévot rigide et austère, il ne possède que le nom. Les Garsin sont une famille de lettrés séfarades ins­tallée à Livourne à la fin du XVIIIe siècle. Ils ont gardé de leur passé espagnol les traditions, l'élégance, la culture — y compris le dialecte — et une grande ouverture d'esprit. Ils sont financiers, méprisent l'argent, sont religieux mais sans bigoterie, et adorent la philosophie, en particulier Spinoza, Uriel da Costa et Mendelssohn. Sa tante Laura lit à Amedeo les textes du théoricien du communisme libertaire, le prince Kropotkine, et tous deux commentent Nietzsche ou Bergson. Les frères d'Amedeo seront l'un ­avocat et l'autre ingénieur. Le grand-père, Isaac, qui a voyagé en Algérie, puis s'est installé à Marseille au milieu du XIXe siècle, emmène l'enfant dans de studieuses promenades. On ne sait ce qu'ils se disent, mais Amedeo en gardera une allure un peu sévère et un surnom : le Philosophe.



“Il avait un orgueil épouvantable et l'esprit de contradiction” Max Jacob


Comme les Modigliani, les Garsin ont fait faillite. En 1873, les établissements bancaires de Tunis et de Londres ferment et Isaac, déjà veuf, en garde une amertume terrible. Il devient irascible, coléreux, paranoïaque, et la famille l'envoie à Livourne, près de sa fille Eugenia. Ces traits de caractère se retrouvent chez Amedeo lorsqu'il devient adulte. Dans une lettre écrite en 1923 à son ami René Rimbert, un peintre aujourd'hui oublié, le poète Max Jacob écrit que son portrait par Modigliani : « fut peint au crépuscule au printemps dans le jardin d'une dame anglaise qui était sa maîtresse à Montmartre [...]. L'esprit de ce portrait était la beauté même, tellement ressemblant ! tellement réussi et sensible ! Nous le suppliions de ne pas y toucher, mais il avait un orgueil épouvantable et l'esprit de contradiction, il abîma ce portrait. » Modigliani réalisa plusieurs portraits du poète en 1916. Le plus beau, le plus émouvant est peut-être un dessin à la mine de plomb, au style postcubiste, ainsi dédicacé : « JacobA mon frère/très tendrement/la nuit du 7 mars/la lune croissante. »(clic-clic) La maîtresse d'alors était la poétesse anglaise Beatrice Hastings, également modèle privilégié du peintre représenté sur quatorze nus et portraits.


Autoportrait en habit de Pierrot, 1915




Max Jacob



Béatrice Hastings, 1915


Il reste aujourd'hui 14 toiles de Béatrice. Tout comme Jeanne, Beatrice se suicida en 1943 après que les médecins ont diagnostiqué chez elle un cancer.

Une vie miséreuse mais ordinaire


Amedeo Modigliani est donc un homme orageux. La légende a souvent imputé à l'alcool (exclusivement du vin) et à la drogue (du haschich) ses sautes d'humeur et son agressivité. En réalité, lorsqu'il arrive à Paris à la fin de l'année 1906 après avoir étudié la peinture à Florence puis à Venise, le jeune homme boit modérément mais pique déjà d'énormes colères face à l'antisémitisme qu'il découvre dans la capitale française. Jusqu'alors, son oncle Amedeo Garsin lui a payé ses études et ses voyages, mais il est mort l'année précédente d'une pleurésie, le mal des Garsin. Eugenia a pris le relais et donne à son fils un petit pécule qui sera vite épuisé. Ainsi commence une vie miséreuse mais ordinaire, celle de la plupart des artistes immigrés de l'époque — miséreuse mais pas indigente puisque le jeune homme reçoit régulièrement un mandat de sa mère. Amedeo se débrouille. Pour sculpter, il récupère des pierres auprès des ouvriers italiens, mais la poussière l'étouffe et ses poumons souffrent — il est d'une santé fragile.



Un style mêlant impressionnisme et fauvisme


Modigliani sculpte peu mais prépare méticuleusement ses oeuvres grâce à de nombreux dessins et aquarelles — quelques têtes rondes puis, dès 1911, longilignes, épurées, harmonieuses. A partir de 1913, épuisé, il se consacre à la peinture, plus facile à vendre. A son arrivée à Paris, en 1906, il adopte un style mêlant impressionnisme et fauvisme, mais Matisse regarde déjà l'art nègre et, deux ans plus tard, le cubisme de Picasso et de Braque se répand dans la capitale. Désemparé, Amedeo cherche chez le Picasso de la période bleue (La Juive, 1908), chez Toulouse-Lautrec (L'Amazone, 1909), tente le pointillisme (Portrait de Frank Haviland, 1914), puis se tourne vers Cézanne (Henri Laurens assis, 1915), en revenant parfois vers le cubisme (Madame Pompadour, 1915). De ces influences naît à partir de 1916 un style singulier, que Modigliani épure jusqu'à sa mort à travers les portraits et les nus : silhouettes longilignes, visages allongés, longs cous, yeux en amande souvent vides, trait noir et fin dessinant les figures sur des fonds mouchetés cézanniens.


L'amazone, 1909


Peint en 1909 alors que Modigliani est âgé de 25 ans, ce portrait de la petite amie de Jean Alexandre, le frère du célèbre docteur Paul Alexandre, qui est alors le principal soutien du peintre, est une de ses plus belles toiles. Sa réalisation ne fut pourtant pas une entreprise de tout repos, aussi bien pour le modèle que pour l’artiste. En effet, Modigliani, jamais satisfait du résultat, dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour terminer l’œuvre : l’une de ses plus importantes préoccupations concernait la veste de Marguerite, qui passa progressivement du rouge à cette superbe couleur jaune et ocre que nous lui connaissons aujourd’hui.



Frank Burty Haviland, 1914
(1886  1971)  est un artiste-peintre cubiste. Il signe ses œuvres « Frank Burty », du nom de sa mère. Il est héritier de la famille de porcelainiers Haviland.


Henri Laurens assis, 1915


Madame Pompadour, 1915




“Nu couché”, peinte vers 1918, a été vendu en 2015 pour près de 180 millions d'euros


Le 10 novembre dernier à New York, Liu Yiqian, un collectionneur milliardaire chinois, achetait aux enchères une toile de Modigliani, Nu couché, peinte vers 1918, pour près de 180 millions d'euros. C'est un record. Dans son Autobiographie imaginaire de Modigliani, l'écrivaine française Clarisse Nicoïdski raconte qu'après l'arrivée du jeune peintre à Paris « longtemps le seul acquéreur de ses toiles est un aveugle : Léon Angeli. Celui-ci vient chez lui, colle son nez sur ses toiles encore fraîches et finit par acheter le tableau, persu­adé qu'à la longue il pourra bien en tirer quelque profit ». Puis l'écrivaine laisse libre cours à son imagination et suppose que c'est à cause de cet « oeil mort » que le peintre représentera par la suite des visages souvent sans iris, sans regard, « ouverts en dedans vers une lumière qu'il cherche sans cesse à définir ». Dans le catalogue de la rétrospective organisée en 1981 par le musée d'Art moderne de la Ville de Paris, l'écrivain J.M.G. Le Clézio y voit l'âme du peintre, son monde, des « visages de l'extase éclairés de l'intérieur par la grâce ».


Nu couché, 1919. Photo prise au Moma, NYC

A l'époque, ses nus offensent la pudeur 


Ce Nu couché appartient a une série de nus peints par Modigliani à partir de 1917, dont certains sont exposés, grâce au poète polonais Léopold Zborowski, dans la galerie de Berthe Weill, la première marchande de Picasso et de Matisse. C'est la seule exposition qui se déroulera du vivant de l'artiste. C'est un échec et un scandale. Le jour du vernissage, la police saisit cinq nus offensant la pudeur — et pourtant, selon Francis Carco, « la souplesse animale, parfois immobilisée, ses abandons, sa faiblesse heureuse n'ont point encore connu peintre plus soucieux de les traduire ». Durant sa courte vie, Modigliani a vendu peu de tableaux, et à des prix souvent ridicules, mais il n'en est pas pour autant un artiste maudit. Le 15 décembre 1915, Paul Guillaume en montre quelques-uns aux côtés de ceux de Picasso, de Matisse, de Derain ou de Vlaminck. En 1919, Zborowski organise une exposition collective à Londres, où les œuvres de Modigliani reçoivent un accueil élogieux. Son ami le sculpteur Chaïm Lipchitz, enfin, raconte qu'il aurait pu vendre beaucoup plus de tableaux s'il n'avait pas eu un caractère épouvantable. Après sa mort d'une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920, le prix des œuvres soudain s'envole.


Nu assis, 1917






Nu couché, 1917

La toile atteint le prix record de $170,405,000 chez Christie's New York lors d'une vente le  9 november 2015. L'acheteur est un homme d'affaires chinois, M. Liu Yiqian.



Jeanne Hébuterne, artiste, compagne et modèle de Modigliani


Jeanne, la fille de Modigliani, qui porte le même prénom que sa mère, compare la relation unissant Zborowski et son père à celle qu'entretenait Théo Van Gogh avec son frère Vincent. Il veille. Il organise, il finance, il croit au génie du peintre. Lorsque la compagne d'Amedeo, Jeanne Hébuterne, une jeune artiste rencontrée au début de 1917, est enceinte, Léopold, pensant que la ville jouit d'un climat plus favorable pour le bébé et pour son père tuberculeux que ­celui des mansardes montmartroises, offre au couple un long séjour à Nice, où Jeanne accouche le 29 novembre 1918. C'est aussi à Nice que Modigliani peint ses rares paysages. Enfin, en 1919, Zborowski trouve pour son protégé un petit atelier à Montparnasse. Là, rue de la Grande-Chaumière, vers la mi-janvier 1920, ses amis les peintres Ortiz de Zárate et Kisling le découvrent mourant sur un lit de fortune. Jeanne se tient à ses côtés.



Jeanne Hébuterne (1898-1920)

Jeanne Hébuterne, 1919




Portrait de Jeanne, 1918
Portrait de Jeanne, 1919



« Je suis Modigliani, juif, cent sous ! »


Les trois dernières années de la vie de Modigliani ont entretenu la légende. Il travaille comme un forçat à des visages de plus en plus fantomatiques, se soûle comme son ami le vieil Utrillo, se montre effronté et agressif, vend aux touristes de passage ses dessins en hurlant « Je suis Modigliani, juif, cent sous ! » et aggrave sa santé précaire. Parmi ceux qui l'ont connu, l'écrivain André Salmon, dans son livre Modigliani, publié en 1926, est celui qui force le plus le trait, inventant même quelques anecdotes romantiques : enfant, il serait ­sorti du délire causé par la pleurésie avec le désir de devenir peintre ; il aurait choisi la peinture contre l'avis de sa famille, qui le destinait au commerce. Sur Jeanne Hébuterne, Salmon heureusement se tait. Le jour de la mort d'Amedeo à l'hô­pital de la Charité, la jeune fille à nouveau enceinte se réfugie chez ses parents, mais ces derniers, qui n'ont jamais approuvé son union avec un juif [ce sont des choses qui arrivaient en ces temps reculés mais ne se produiraient plus de nos jours, en tout cas en France!...] restent indifférents à sa douleur. Elle se suicide le lendemain en se jetant du cinquième étage. Elle a 22 ans.



La Juive, 1908


Le peintre plaque sur le visage de toutes les femmes un masque oblong et lisse 


Jeanne Hébuterne avait le visage rond, le nez épais, les lèvres charnues, de grands yeux clairs, les arcades saillantes et de longs cheveux auburn. Elle ne ressemble pas aux portraits qu'en fait Modigliani. Le peintre plaque sur son visage le masque oblong et lisse qu'il donne à toutes les femmes. Durant sa formation en Italie et à Paris, ce masque, il le cherche un peu partout : dans l'art primitif africain, dans l'Antiquité égyptienne et grecque, chez les Byzantins, dans le cubisme, chez Picasso ou chez le sculpteur roumain Brancusi, qui influence tant ses premières sculptures. On le trouve en partie à Florence dans L'Espérance et La Cha­rité, deux sculptures de Tino di Camaino (vers 1280-1337) que le jeune homme a admirées avant de venir à Paris. Mais d'où lui vient cette obsession ? Ce n'est pas le visage d'Eugenia puisque Amedeo et sa mère se ressemblent beaucoup avec des traits très marqués — Modigliani est un Garsin, absolument. C'est « un rêve », répond Le Clézio, et ces femmes sont « des déesses ou simplement la forme mortelle d'un désir infini » 


Nu au coussin blanc


texte éclairé essentiellement par Olivier Cena 



4 commentaires:

  1. Profité de ce dimanche pour lire tout ça! Joli travail!
    Bravo!

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  2. Ah ce cher Modi / Maudit ! Dommage que ne figurent pas les dimensions des œuvres dans ce superbe In memoriam.

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    1. L'article en lui-même est déjà un pensum. Mais on prend bonne note de votre remarque pour l'avenir. Merci de votre participation.

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  3. Le peintre de mes 16 ans.

    S'il avait vécu, jusqu'à l'âge de Braque, de Chagall, où nous aurait-il amenés ?

    En quelles lumières, foudroyés ?

    J.

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