dimanche 14 février 2016

Louise de Vilmorin. L'île, suivi de Plus jamais de chambre pour nous, Je l’aime un peu, beaucoup, passionnément, Le cheval, Fado




Louise de VilmorinElle enchanta ses maux, et son siècle. Elle irradiait la grâce, la fantaisie, l’esprit. Beaucoup d’esprit. La qualité de son œuvre, essentiellement poétique, fit sa renommée. Son salon bleu, à Verrières, fit sa légende. Elle apparaît comme une authentique héritière du XVIII‘ siècle dont elle garda la liberté d’esprit, les grandes manières et la pureté de la langue. Mais aussi, un inépuisable sens de la séduction, les dons variés, le goût très sûr et l’art de vivre empreint d’une inimitable élégance et d’un naturel parfait. Bref, Louise
est l’aisance en tout. Élevée à la française, elle demeura, jusque dans ses travers, d’excellente compagnie. Avec cela, en phase avec son temps, ce XX‘ siècle qui la vit naître et qui, selon la jolie formule de Patrick Modiano, "ne fut pas un siècle de tout repos", loin s’en faut ! Elle en épousa le mouvement et la gamme des facilités qu’il lui offrait. Parce qu’elle était très complète, de rien elle sut toujours faire quelque chose. A commencer par ce miracle de perfection apparemment simple : Louise de Vilmorin.


Plus que tout, elle aima son nom, sa famille et Verrières-le-Buisson, le fief - au sud de Paris - de la prestigieuse lignée de savants et de botanistes dont elle provenait. Elle eut à cœur, toute sa vie, d’illustrer, là où elle s’en sentait l’aptitude, le nom qu’elle portait, comme elle eut à cœur, quand ellé le put, d’animer Verrières et d’ouvrir son célèbre salon aux talents, reconnus ou prometteurs, peu lui importait si elle leur était réceptive.


Je suis née inconsolable


Si elle fut un poète, intrinsèquement, c’est qu’elle était, disait-elle, "née inconsolable", aussi blessée dans son âme qu’elle était rayonnante. Un poète, une poétesse comme on dit maintenant qu’admira Aragon, Edmonde Charles-Roux en témoigne. Laquelle confiait, évoquant Louise, qu’elle aima beaucoup : "C’est notre Louise Labé ! ". Et d’ajouter,  judicieusement : " C’est aussi le prince de Ligne ! ". "Dernier poète de la voix", comme la définit Malraux, délicieuse romancière, conteuse inspirée, épistolière féconde, dessinatrice et styliste (avant la

lettre) invétérée, Louise exprima de mille façons les incertitudes du cœur, les nuances de l’amour, ses pièges, ses regrets, sa mélancolie. Avec, toujours, une délicatesse de touche qui rend sa plume intemporelle, une virtuosité dans le délié - son ironie proprement aristocratique - qui la rendent plus aimable encore. Mais ne nous y trompons pas : comme chez le prince de Ligne, la légèreté et la grâce recèlent des profondeurs et des aperçus sur la nature humaine qui n’ont rien à envier aux gouffres pascaliens.. . Louise n’appuie sur rien, c’est son élégance, cependant tout est là : le désespoir, la solitude, le doute, la souffrance. Elle souffrit beaucoup. Elle travailla beaucoup. Ses amours furent le plus souvent malheureuses, qu’elle sut les métamorphoser en belles amitiés, mais sans sa famille qui l’entoura et la protégea, que fût-elle devenue ? Elle était fragile - "Au secours ! " fut sa devise - mais elle était courageuse et trouva la force de s’accomplir, d’épouser son destin, de "se donner une vie", comme elle disait, qui, vaille que vaille, combla le malheur de sa nature dont elle avouait si souvent la fatalité.


Et cette vie, dense et contrastée, traversa le siècle comme le siècle la traversa. 






On trouvera ci-dessous divers poèmes délicieux de Louise, tous 
extraits du recueil L'Alphabet des aveux.



L’île


L’île a des lis
Et des lilas
Pour les délices il y a des lits là.
Pas de soucis,
Cent liserons
Viens tes soucis vite s’enliseront.
Un cycle amène
Cycle centaure,
Sous les lilas où j’oublie tes cent torts,
Un cyclamen
Des centaurées
Et des pensées pour le temps dépensé.
L’île à délices
A des lilas,
Avec des lis j’ai porté ton lit là.



Illustration : Femmes aux fleurs. Zhou Fang. Peintre chinois.



Plus jamais de chambre pour nous


Plus jamais de chambre pour nous,


Ni de baisers à perdre haleine


Et plus jamais de rendez-vous


Ni de saison, d’une heure à peine,


Où reposer à tes genoux.



Pourquoi le temps des souvenirs


Doit-il me causer tant de peine ?




Je l’aime un peu, beaucoup, passionnément
Je l’aime un peu, beaucoup, passionnément,
Un peu c’est rare et beaucoup tout le temps.
Passionnément est dans tout mouvement :
Il est caché sous cet : un peu, bien sage
Et dans : beaucoup il bat sous mon corsage.
Passionnément ne dort pas davantage
Que mon amour aux pieds de mon amant
Et que ma lèvre en baisant son visage.




Le Cheval

J’aime porter de longs cheveux
Comme une femme,
J’aime porter un amoureux
Près de sa dame,
J’aime porter le poids fatal
Des inconnus,
J’aime porter le long du val
Les bienvenues.
J’aime la poudre du chemin
Sur mon visage,
J’aime le conseil de la main
Qui m’encourage.
Je fuis mon ombre de cheval
Courant la plaine,
Je crains mon reflet animal
Dans la fontaine.


FADO 

L'ami docile a mis là
Fade au sol ciré la sole
Ah ! si facile à dorer

Récit d'eau
Récit las
Fado
L'âme, île amie,
S'y mire effarée.

L'art est docile à l'ami
La sole adorée dort et
L'ami l'a cirée, dorée.

Récit d'eau
Récit las
Fado
L'âme, île amie,
S'y mire effarée.

Sire et fade au sol ciré
L'adoré, dos raide aussi,
L'ami dort hélas ici.

Récit d'eau
Récit las
Fado
L'âme, île amie,
S'y mire effarée.


Louise de Vilmorin 
in L’Alphabet des aveux 
1954


A Verrières, dans le fameux salon bleu où recevait « Madame de... ».

©Paris-Match.

11 commentaires:

  1. " L’île a des lis
    Et des lilas
    Pour les délices il y a des lits là."

    Tout est dit, là !

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  2. Oui puis Louise dans FA-Do nous interprète les gammes de son do-mi-si-la-do-ré au
    sol-si-fa-si-la-si-ré...
    Cette femme inépuisable nous fait fondre! Ca se voit non? du moins ça transpire entre les lignes, espérons-nous.

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  3. Nous, les transis de Loulette...

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  4. Nuage, vous nous parlez d'un temps que les moins de vingt ans peuvent malaisément connaitre et je le regrette. Élégance, jeu d'esprit,charme, mise à distance de la mort et de ses œuvres par le goût, le léger, le beau.

    A l'image du salon bleu : ce sublime foutoir...

    Après la mort de Loulou, Malraux continuera d'y recevoir ces visiteurs, au milieu des chats, Essuie-plume et Fourrure.
    J.

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    1. Et pourtant... Loulette ou Loulou fut remplacée - le mot est malheureux, j'en conviens! Disons pudiquement que les amours de Malraux restèrent dans la famille!
      Et on croyait tous ou presque que Louise était le dernier amour d'André Malraux. Parce que sa nièce Sophie avait accepté l'ombre. Pourtant, c'est avec cette dernière que, de 1970 à 1976, ultimes années de son existence, Malraux apprit le bonheur. Dans "Aimer encore", (Gallimard ), Sophie de Vilmorin raconte un Malraux du côté de chez André.

      - Qu'est-ce qui vous a décidée à ne plus vouloir être la femme oubliée?

      J'en ai eu assez de n'être pour les autres que la secrétaire et l'infirmière. Ce qui m'a décidée fut le 20e anniversaire de sa mort et le transfert de ses cendres au Panthéon. Je voyais dans toute la presse des photos de Louise, ma tante, avec lui, légendées ainsi: «La dernière compagne de sa vie.» C'était quand même dur!

      - Pourtant, vous aimiez énormément Louise de Vilmorin?

      Oui, je l'adorais. Et, certainement, des deux, c'est à moi qu'elle manquait le plus. Louise charmait André Malraux, comme elle charmait tout le monde, mais elle l'exaspérait vite. D'abord, et elle ne s'en cachait pas, elle ne comprenait rien de ce qu'il lui disait. A Verrières, elle supportait mal que ses propres invités se détournent d'elle pour l'écouter lui seul. Chacun des deux avait l'habitude d'être partout numéro un. Seuls, ils s'ennuyaient et buvaient trop de whisky. J'ai entendu des disputes. C'était très orageux entre eux.

      - Lorsque Louise meurt brutalement en 1969, il est malgré tout très désemparé?

      Très. Et puis, à Verrières, il n'est pas chez lui. Et André Malraux redoute plus que tout de vivre seul. L'idée de rentrer dans une maison vide lui est insupportable. Bien sûr, mes oncles lui ont proposé de demeurer chez Louise.

      - Et vous vous trouviez là?

      Je m'occupais du secrétariat de ma tante, c'est ainsi que j'ai fait sa connaissance. Lui avait comme secrétaire ma cousine Corinne. C'est seulement lorsqu'elle n'a plus été en mesure d'assumer cette tâche que je lui ai proposé de la remplacer.

      - Un jour, André Malraux confie à sa fille Florence: «Le pire qu'il pourrait m'arriver serait de tomber amoureux d'une femme de ton âge.» N'était-ce pas sa façon de lui annoncer que cela venait de se produire?

      Exactement. Florence, devinant qu'il lui parlait de moi, lui a répliqué gentiment: «Ce n'est pas l'âge qui compte, mais la qualité de la personne.»

      - L'existence qu'il va mener avec vous à Verrières est à l'opposé de celle avec Louise. Vous viviez presque en reclus?

      André Malraux m'a tout de suite demandé: «Voulez-vous que nous recevions?» Je tremblais, je ne savais pas ce qu'il souhaitait. Je lui ai répondu: «Non.» Et lui: «Ouf!» C'était la réponse espérée. A partir de là, Verrières est devenu le lieu exclusif de notre vie privée. Il a loué une partie de la maison, fait des travaux et m'a déclaré: «Vous savez que je ne peux pas vous épouser, mais je vous assume.»
      (à suivre plus bas)

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    2. (la suite)

      - C'était sa façon de vous dire: «Je vous aime.» Vous l'a-t-il jamais dit?

      C'était un homme prude, avec son corps comme avec son cœur. Il prouvait ses sentiments mais jamais il n'en parlait. La phrase de Cocteau «Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour» lui convient à merveille. En revanche, il avait rayé son passé et il détestait son enfance. Et, s'il vivait habité par la mort, c'était la mort métaphysique. Je dirais qu'il n'était en deuil de personne. Ce qu'il ressentait, c'était la tragédie de la mort, plus que l'absence des individus. Depuis son enfance, il avait été frappé par des disparitions soudaines: son grand-père et son père s'étaient suicidés; il avait perdu ses deux frères; Josette Clotis, la mère de ses deux fils, avait été victime d'un accident en pleine jeunesse; ses deux fils s'étaient tués ensemble en voiture à 18 et 20 ans. J'ajouterai que si les morts ne lui manquaient pas, il en était de même avec les vivants.

      - N'est-il pas terrible de partager la vie d'un tel indifférent ou, comme vous l'écrivez, d'un «cœur verrouillé»?

      Il n'était pas indifférent avec ceux qui étaient près de lui. Au contraire, il se montrait possessif et d'une extrême jalousie. A la suite d'un dîner avec Chagall, qui m'avait pris la main tout en me parlant, André Malraux s'est enfermé dans un mutisme de dix jours, sans me fournir d'explication. Il était aussi très susceptible et pouvait se fâcher avec une personne sans même lui en donner la raison. Cela s'est produit avec Faulkner, Jackie Kennedy, Simone Signoret. Vulnérable à la critique, il pouvait être facile, gentil, attentif. Quand on avait compris ses innombrables manies, tout était simple. Malade, à l'hôpital, il s'était montré d'une incroyable docilité avec les soignants, ne voulant jamais les déranger.

      - Vous ne le trouviez pas misogyne, comme certains l'affirmaient?

      En tout cas, il préférait la compagnie des femmes à celle des hommes, sans être, contrairement à la légende, un séducteur. Monogame, fidèle, ayant le sens de ses responsabilités. Dire qu'il était misogyne parce qu'il avait une conception d'avant guerre du rôle de l'épouse, alors, oui. Moi, cela me convenait parfaitement. J'étais là pour lui faciliter les choses, l'écouter. J'adorais ça. J'ai eu l'immense chance de passer cinq ou six heures par jour en tête à tête avec lui pendant six ans. Et, pendant tout ce temps, il a pu écrire: Lazare, La Tête d'obsidienne, Les Hôtes de passage, la fin de L'Intemporel, et terminer, l'année de sa mort, L'Homme précaire et la littérature. Avec moi, il paraissait heureux et il écrivait. Qu'aurais-je pu espérer de mieux?

      (à suivre)

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    3. (suite et fin)


      - Aviez-vous conscience de faire abnégation de vous-même?

      Abnégation de rien du tout. Nous avons voyagé au Japon, au Bangladesh, au Népal, en Inde. A Verrières, nous vivions entourés de ma famille, de mes filles; Florence et son mari, Alain Resnais, nous rendaient visite; André Malraux recevait des étudiants.

      - Il existait donc un André chez Malraux?

      Un peu d'André, oui. Celui qui ne pouvait se passer de ses chats, aimait organiser des croisières, choisir pour moi un tailleur de Chanel, regarder les marronniers en fleur, sélectionner le programme du soir à la télévision, demander des nouvelles du village, parler avec les enfants.

      - Mais il avait conscience de penser à une autre altitude?

      Lorsque Montherlant s'est suicidé, il m'a dit: «Nous ne sommes plus que trois: Aragon, Sartre et moi.» La qualité magique d'André Malraux était de faire monter chacun jusqu'à son altitude.

      - Vous a-t-il jamais reproché quelque chose?

      De ne pas apprécier suffisamment les honneurs. Lui les aimait carrément et aurait été content de pouvoir les partager. Il me citait cet exemple: «Un homme riche doit avoir une femme qui aime l'argent, sinon où trouve-t-il sa satisfaction?»

      * * *

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  5. Merci, Nuage, pour ce (beau) moment...
    J.

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    1. Et merci pour le (beau) ! Son absence nous eût consterné. Ce titre est devenu affreusement connoté - et dans connoté il y a "conn". Cette lamentable affaire laissait présager le pire, et le pire n'étant jamais certain, on a pu voir ce que l'on a vu...et ce n'est (tristement pour le pays) pas fini!

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  6. "La qualité magique d'André Malraux était de faire monter chacun jusqu'à son altitude."

    C'est ce que j'ai eu la chance d'éprouver lorsque je l'ai rencontré, à Verrières, en 1972.

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    1. -"Il est vrai que je vous parle d'une telle altitude" dit de son balcon Roxane à Cyrano. Aussi de cette altitude qu'en 1972 vous atteignîtes, vous plairait-il de nous la narrer ? Nous sommes impatients de partager cette entrevue de haut vol! Et par avnce, merci.

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