mercredi 2 décembre 2015

COUSIN. Les conducteurs de poids lourds.








LES CONDUCTEURS DE POIDS LOURDS

Midi, Boulevard Saint Germain.
L'élégante foule défile, se promène, se guette. Que faire sous un masque ? Comment vivre sans aucun ongle cassé ?
Spleen aux terrasses des cafés, rêves aux affiches de cinémas, scepticisme aux rayons des immenses librairies, ennui mortel de la décadence.
Un énorme camion manœuvre pour tourner entre les devantures transparentes et les cuisses lustrées des longues autos.
Centimètre par centimètre, sous les regards désœuvrés mangeant derrière la façade de verre du restaurant végétarien, il tourne en marche arrière.
C'est impossible, jugent les regards blasés et les mains parasites, en attendant la toute petite jouissance, quand l'aile lustrée se froissera.
Le conducteur ne voit rien. Cela se passe loin derrière. Mais il regarde son camarade planté devant lui, qui le guide.
Les yeux dans les yeux, dans des visages de sculpture, sous des maillots laissant passer des muscles dorés et des poils noirs, l'un fondu à son engin, l'autre avec seulement les signes de ses pouces.
Centimètre par centimètre, les vingt tonnes reculent, passent et tournent.
Les pâles mains impuissantes regardent ces pouces aux ongles noirs et ces bras aux muscles vivants qui font surgir une autre dimension de l'intelligence.

Gabriel Cousin.
in Revue « Poésies », juillet 1970.



(...) et les cuisses lustrées des longues autos. (...)

Illustration: Jaguar XK120, année 195O



Gabriel Cousin, résumé d'un parcours pour le moins étonnant :

Né en 1918 à Droué (Loir-et-Cher), dans un milieu ouvrier, Gabriel Cousin entre à l’usine au Bourget comme apprenti métallurgiste dès l’âge de 13 ans, puis ajusteur jusqu’à 20 ans.
En outre, athlète de compétition, la guerre de 1939 stoppe une carrière sportive prometteuse. Il commande une section de mitrailleuse et reçoit la croix de guerre le 2 juin 1940, accompagnée d’une belle citation. Puis c’est la captivité en Autriche... Les épreuves qu’il traverse et la lutte sous l’Occupation à Paris à son retour du camp de travail déclenchent en lui un appétit de culture irréductible.
Jean-Marie Conty, polytechnicien et ingénieur à l’Aérospatiale, contribue à le « sortir de l’usine », et l’aiguille vers la création. Il suit des cours de danse avec Jean Séry, ex-danseur étoile de l’Opéra, et une formation de comédien avec Roger Blin (1907-1984), et Claude Martin.
Il rencontre Hélène qui deviendra son épouse et une « puissante inspiratrice».
Après la Libération, il a pour charge l’organisation du sport dans les usines et fait partie d’une jeune troupe de théâtre « Les Compagnons de la Saint-Jean », qui conçoivent, mettent en scène et interprètent de grands spectacles en plein air, dans l’esprit de Jacques Copeau (1879-1949), à Chartres, Grenoble, Uriage, Le Puy, etc...
Venu à Grenoble avec cette troupe, pour deux mois, il y restera 33 ans. Il y rencontre Jean Dasté (1904-1994) metteur en scène et propre gendre de Copeau, travaille avec lui et sera de l’équipe créatrice de « Peuple et Culture», réseau d’associations d’éducation populaire, avec le sociologue Joffre Dumazedier (1915-2002). Il mène en parallèle ses activités de professeur d’éducation physique et sportive (de 1948 à 1963), d’entraîneur d’athlétisme et d’animateur culturel.
Il milite alors au Parti Communiste Français et avec René Dumont (1904-2001), contre la faim dans le monde et la bombe atomique.
En 1965, il devient Conseiller technique et pédagogique au Ministère de la jeunesse et des sports, pour la formation d’animateurs de théâtre et pour l’expression et la communication. Parmi ses élèves figurent par exempleAndré Dussolier, Georges Lavaudant et Ariel Garcia-Valdès. Jusqu’en 1980, des centaines de stagiaires passeront dans ses stages d’été renommés.
Après 1980, il continue d’animer des stages d’éveil à la créativité et à l’écriture poétique et dramatique.
Gabriel Cousin commence à écrire vers 1948, à 30 ans, des poèmes et des articles sur les rapports de la culture et du sport. Encouragé par Paul Léautaud (1872-1956), et Claude Roy (déjà évoqué ici), il publie son premier recueil chez Seghers : « La Vie ouvrière » (1950).
En 1952, il faut la rencontre décisive de Georges Mounin (1910-1993), universitaire, critique et linguiste, qui lui révèle son thème majeur, «L’Amour », et fait éditer chez Gallimard « l’Ordinaire Amour » (1958), qui recevra une critique unanime. Plusieurs recueils se succéderont comme «Nommer la peur » (1966), « Au milieu du fleuve » (1971), « Poèmes d’un grand-père pour de grands enfants » (1980), « Dérober le feu » (1998), «Portrait d’une femme, poèmes précédés de deux lettres inédites de Paul Léautaud » (2001).
En 1958, il écrit sa première pièce et joue la carte de la décentralisation théâtrale. « Le Drame de Fukuryu-Maru », œuvre qui dénonce le danger nucléaire, est programmée au théâtre national populaire en 1959 par Jean Vilar (1912-1971), mais sa création est retardée par la mort de Gérard Philippe, puis interdite jusqu’au vote de la force de frappe française ! C’est finalement Jean Dasté qui la crée en 1963. Suivront une quinzaine de pièces représentées en France et souvent aussi à l’étranger ; la plupart ont été diffusées sur France-Culture.
« Tourné vers le social avec lucidité et générosité, désireux de composer un théâtre à la fois de réflexion et d’enchantement (par la musique, la poésie, la danse), Cousin s’est penché sans didactisme sur les métiers aliénants, les horreurs de la radioactivité, la violence raciale, la faim, la vieillesse et la pauvreté. Il a tenté des formes nouvelles : marionnettes, oratorio pour la radio, théâtre total » (Michel Azama).
Gabriel Cousin a écrit plusieurs téléfilms diffusés sur France 3, notamment «La femme et l’enfant », avec Marie Dubois, ainsi que des poèmes télévisuels suggérant que « si Villon ou Victor Hugo ou Baudelaire vivaient aujourd’hui, ils écriraient sans doute aussi avec l’audiovisuel... »
On peut dire que son œuvre s’est affirmée sous le signe de la diversité : littérature érotique, livret d’opéra, poème télévisuel, conte pour enfants... Elle a fait l’objet de thèses de doctorat (Washington, Londres, New-York, Anvers, Budapest, etc...
Gabriel Cousin est chevalier de la Légion d’Honneur et Officier des Arts et Lettres, depuis 1985. Il est décédé en 2010.





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