"Deux ou trois fois, pendant un instant, j’eus l’idée que le monde où était cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin quelque chose comme celui que donne la lecture d’un roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu’il suffirait peut-être d’un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu’on crève, et ne plus me soucier davantage de ce qu’avait fait Albertine que nous ne nous soucions des actions de l’héroïne imaginaire d’un roman après que nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses que j’ai le plus aimées n’ont coïncidé jamais avec mon amour pour elles. Cet amour était vrai, puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à les garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les avais attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d’éveiller cet amour, de le porter à son paroxysme, qu’elles n’en étaient l’image. Quand je les voyais, quand je les entendais, je ne trouvais rien en elles qui ressemblât à mon amour et pût l’expliquer. Pourtant ma seule joie était de les voir, ma seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi d’exciter mon amour, c’est-à-dire de diriger toutes mes actions et de causer toutes mes souffrances."
Marcel Proust
in Sodome et Gomorrhe
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RépondreSupprimerÇà tombe bien, je ne suis pas Albertine et je déteste Proust que j'ai lu sous la contrainte en prépa.
RépondreSupprimerComme on vous comprend Juliette!
RépondreSupprimerNous allons vous révéler comment lire Proust nous fut possible après que toutes nos courageuses tentatives, renouvelées plusieurs fois par décennie, ont toutes abouties à de lamentables échecs dès la deuxième page de la Recherche, comme on dit à Saclay et même ailleurs. Se faire prêter le CD tout simplement. Le brancher chez vous ou dans votre voiture automobile. La lecture qu'en donne André Dussolier est exceptionnelle et rapidement les personnages et le phrasé de Proust nous deviennent familiers.
Puis, plus tard, on se surprend à rouvrir nos Poches et se mettre à lire, à lire, à lire...
Et adieu la contrainte. Bonne chance.
Sans façon. D'autres lectures m'appellent, et dès le premier mot, tout n'est que joie.
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