« La science et la technique ont pris le pas sur la nature, sur le pouvoir, sur la poésie, sur la philosophie et sur la religion. Voilà le coeur de l'affaire. Elles ont bouleversé notre vie.
Ça commence avec la ronde des saisons et du jour et de la nuit. Avec la terreur devant le soir qui tombe, devant la foudre et le tonnerre, devant les éclipses. Ça continue avec l'observation de la marche du soleil et de la lune, avec le refus de la magie, avec les balbutiements de la raison. Ça se poursuit avec d'énormes machineries, avec des sphères de cristal qui glissent les unes sur les autres dans le ciel, avec des anges mécaniciens, avec des systèmes de l'univers. Et puis la gravitation, l'évolution, la relativité, l'expansion, le big bang là haut et ses milliards d'années, l'incertitude quantique tout en bas. Ça finit par des puces. Ce qui a changé, ce sont les puces : elles règnent sur notre avenir.
Très vite, l'immensité se contracte, s'apprivoise, devient mobile et nomade, descend dans la rue, pénètre dans les foyers. Ouvrez les yeux. Que voyez-vous ? Des puces. Des voitures partout, des avions dans le ciel, des portables aussi nombreux ou plus que les êtres humains, des ordinateurs et la Toile. Des mécanismes minuscules, des filaments, des pointes d'épingles ont remplacé les mystères, les esprits cachés un peu partout et les dieux. Le pouvoir et l'argent s'installent sur Internet. Le portable entre nos mains prend la place du chapelet. Facebook est une communion sans Dieu, mêlée de confession. L'univers sans bornes est tombé sous votre coupe. L'infiniment grand et son jumeau, l'infiniment petit, viennent manger dans votre main.
..."Le portable entre nos mains prend la place du chapelet"...
Bientôt, semées sous votre peau, les puces feront partie de votre corps. Vous serez votre propre robot. Un autre monde est déjà au travail. Tout ce que la science est capable de faire, elle le fera. Un rêve de puissance nous emporte. La physique mathématique et la biologie moléculaire sont la poésie d'aujourd'hui. Ce sont elles qui traduisent et qui façonnent le monde et elles soulèvent chez les jeunes gens l'enthousiasme qui venait hier des poètes. »
Jean d'Ormesson
in Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, 2016
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