Walcourt
Briques et tuiles,
Ô les charmants
Petits asiles
Pour les amants !
Houblons et vignes,
Feuilles et fleurs,
Tentes insignes
Des francs buveurs !
Guinguettes claires,
Bières, clameurs,
Servantes chères
À tous fumeurs !
Gares prochaines,
Gais chemins grands...
Quelles aubaines,
Bons juifs errants !
Paysages belges. 1er poème. Juillet 72
Paul VERLAINE
in Romances sans paroles, 1874
..."Briques et tuiles,
Ô les charmants
Petits asiles
Pour les amants !"...
Marc CHAGALL
Toits rouges,
1953/1954
Camille PISSARO
Les Toits rouges, coin de village, effet d'hiver,
1877
Le titre, Les Toits rouges, coin de village, effet d'hiver, précise la dimension théorique de cette création de Camille Pissarro. Avec ce tableau, en effet, il s'éloigne d'une notion anecdotique du paysage. Les plans se succèdent parallèlement à la surface de la toile. L'impression de profondeur est dès lors simplement rendue par la taille décroissante des motifs. Du rouge orangé au brun, les pentes des toits semblent essaimer sur toute la surface. Les mêmes tonalités se retrouvent en effet dans les champs et les plantes du premier plan, ainsi que sur la côte Saint-Denis à l'arrière-plan. Les empâtements, plus ou moins prononcés, en accrochant plus ou moins la lumière et en rendant la touche plus ou moins vibrante, confèrent une grande intensité et une grande mobilité à la surface peinte.
Cette peinture est réalisée alors que Pissarro et Cézanne ont l'habitude, depuis 1865, de travailler ensemble sur des motifs identiques.
© Musée d’Orsay
Commentaire de Jean-Gilles Berizzi.
... Guinguettes claires,
Bières, clameurs,
Servantes chères
À tous fumeurs ! ...
Jan STEEN
Fête dans une auberge
Cher Paul, je veux espérer que la bonne mousse des "francs buveurs" fut davantage affriolante que ce poème bien... raplapla.
RépondreSupprimerRaplapla? Et puis quoi encore?
RépondreSupprimerSeul poème à ne compter aucun verbe, Walcourt doit absolument être analysé pour lui-même, mais ne peut guère témoigner pour une tendance dominante. Par ailleurs, la pièce suivante, Charleroi, étant celle qui comporte ensuite la plus forte proportion de phrases sans verbe, on peut se demander si ce n'est pas là une particularité des Paysages belges, si cela ne définit pas, simplement, un moment du recueil — le moment initial d'une section, même.
Walcourt ouvre un espace nouveau. Les premiers mots, "Briques et tuiles", esquissent un paysage "solide" sans équivalent dans les Ariettes oubliées ni dans les Aquarelles (1): celui de la maison ou du château-asile, qu'on retrouvera dans Simples fresques II et dans Malines ("Rouge de brique et bleu d'ardoise") et qui s'oppose aussi bien aux paysages noyés qu'à l'exil caractéristiques de la section précédente. Mais il n'est pas besoin d'étudier longuement le poème pour constater que cette solidité va vite faire défaut. Les derniers mots, "Bons juifs-errants", interdisent tout espoir de refuge en condamnant à une éternelle errance.
Ainsi construit par la tension entre le premier et le dernier vers, Walcourt se prête mal à l'analyse traditionnelle par l'impressionnisme. Comment une simple juxtaposition de "touches claires" pourrait-elle produire ce résultat ?
De quoi s'autorise alors le glissement ? Nous ne reviendrons pas ici sur la forte structuration prosodique — à commencer par les rimes dont les voyelles /ã/, /i/, /œ/ et /e/ esquissent à la fois une concaténation et un cadre tandis que les consonnes dessinent un schéma croisé — tant il est vrai qu'on pourrait à ce stade y voir une volonté de pallier par l'organisation "musicale" les défaillances de la syntaxe. Mais la situation ne se modifie pas en raison de la seule absence du verbe, comme si celle-ci suffisait pour que le sens initial petit à petit se délite. Au contraire, il faut insister sur la grammaire positive de ce poème, grammaire inséparable d'une sémantique.
Sous l'exclamatif uniforme, sous l'apparent parallélisme des quatre strophes, se fait jour une évolution. Les personnages masculins, superposables à la fin de chaque quatrain (AMANTS, BUVEURS, FUMEURS et JUIFS-ERRANTS), vont vers le voyage : il n'est qu'à s'interroger sur la place donnée à FUMEURS. Même gradation de l'établissement stable à l'errance, en passant par la simple halte, avec les mots ASILES (Q. I), TENTES (Q. II), GUINGUETTES (Q. III) et GARES, CHEMINS (Q. IV). Or cette vectorisation sémantique n'est pas tenue par une simple énumération : elle est organisée par les relations syntaxiques et "rhétoriques".
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RépondreSupprimerLe premier quatrain reprend la construction exclamative, au plus loin du personnel, de l'Ariette III : "Pour un coeur qui s'ennuie/ Ô le chant de la pluie !", "Briques et tuiles" formant un couple appositif en relation synecdochique avec le reste de la strophe — avec "asiles" précisément. Intégration parfaite sur le modèle de : "Du château de quelque échevin/ Rouge de brique et bleu d'ardoise" (Malines). C'est cette structure que la suite du poème va travailler, transformer. Tout d'abord, Q. II atténue la relation synecdochique : à première lecture, "Houblons et vignes", "Feuilles et fleurs" évoquent des bribes de paysage indépendantes des "Tentes insignes" ; la suggestion semble procéder de la pure métonymie, de l'association d'idées — comme si "Houblons et vignes" donnait naissance à deux rameaux thématiques distincts, l'un végétal, l'autre "alcoolique" ("francs buveurs"). Les TENTES, cependant, désignent sans doute les cabinets, tonnelles ou gloriettes (2) des GUINGUETTES dont il sera question à la strophe suivante et l'on peut donc considérer que Q. II conserve globalement la même structure que Q. I. Il y a tout de même quelques différences dans le détail : le végétal remplace le "minéral" (la solidité/ stabilité s'affaiblit) ; la structure exclamative "Ô les..." s'efface et l'énumération apparaît, par dédoublement du couple appositif initial ("Houblons et vignes, Feuilles et fleurs" au lieu de "Briques et tuiles"). Le ton mignard de Q. I ("charmants Petits asiles") le cède à l'héroï-comique, par ce qu'"insignes" et "francs" peuvent avoir de glorieux, rappelant, en rapport avec un "tentes" à connotation militaire, les "Conquestes du Roy" de l'épigraphe. Enfin, la préposition "pour", qui suggérait une sorte de "prédestination" ("asiles faits pour les amants" ?) est remplacée par "de", plus neutre. N'insistons pas sur le terme final, "buveurs" : la dégradation thématique est assez claire.
C'est cependant à partir de Q. III que l'intégration reposant sur le mécanisme de l'apposition synecdochique se défait véritablement. Certes, "guinguettes" donne la raison de ce qui précède mais, dans la strophe même, le mouvement repart en sens inverse, du tout vers ses parties, donnant naissance à une énumération métonymique : "Bières, clameurs,/ Servantes...". Entre ces nouveaux éléments n'existe plus la forte relation qui permettait de réunir les substantifs BRIQUES & TUILES, HOUBLONS & FLEURS par un ET : à cet égard, le dédoublement des vers 5-6 aura été décisif. La virgule qu'il a fait apparaître passe maintenant à l'intérieur du vers : "Bières, clameurs". Il n'y a plus couple. Ce que dit autrement "Servantes chères" : l'amour — ce que suggérait "amants" — se dégrade, s'éparpille. Remarquons aussi que le POUR du vers 4 est remplacé cette fois par un CHÈRES À qui inverse la relation. De même, CLAIRES et CLAMEURS impliquent une certaine acceptation du grand air, ou plutôt de l'air, de la dissipation (la notation auditive, comme toujours, marque le moment d'un basculement (3)), qui contraste fortement avec le désir de se cacher, de s'abriter, formulé au début du poème. Le paysage se défait, se vaporise dans le bruit, la fumée et les amours de hasard, ou simplement des yeux. A la limite, tout ce qui fondait la thématique initiale est déjà mort. Le dernier quatrain ne fait qu'en tirer les leçons.
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SupprimerIl commence par poser une nouvelle paire : GARES, CHEMINS. Mais le ET n'est plus là pour les réunir, ni même le cadre d'un vers unique. Ce sont deux éléments disjoints. Certes, nous retrouvons ensuite une forme d'apposition intégrante : "Quelles aubaines !". Mais les points de suspension qui la précèdent signalent peut-être une nouvelle rupture : AUBAINES n'est pas une raison commune analogue à ASILES, à TENTES ou à GUINGUETTES. La motivation matérielle de la synecdoque a disparu, remplacée par une appréciation purement ironique : l'aubaine n'est-elle pas ce que l'étranger laissait quand il mourait sur le chemin ? Ici, elle est le chemin même, pour l'étranger. La mièvrerie de Q. I, le ton glorieux de Q. II n'étaient sans doute pas à prendre entièrement au sérieux, mais c'est à une véritable antiphrase que nous avons maintenant affaire.
Le dernier vers mène l'évolution à son terme. Car "Bons juifs-errants" n'est plus lié au paysage par une préposition ("pour", "de", "(chères) à"). C'est une apostrophe, qui fait apparaître un changement dans l'énonciation même. Par le vocatif, plus que par l'allusion à la fable, les personnages se détachent comme prenant conscience d'eux-mêmes, comme rejetés de ce décor aussi : devenus étrangers — mais accédant presque à la personne. Sémantiquement et grammaticalement, il ne pouvait en être autrement. L'apostrophe est l'aboutissement logique d'une disparition de la synecdoque intégrante et de la coordination, voire de l'apposition, toutes cédant peu à peu devant l'énumération, la métonymie, la virgule, les points de suspension et l'ironie.
On le voit, l'absence de verbe n'entraîne pas l'absence de toute organisation grammaticale. Une explication par le négatif serait pour le moins insuffisante, ne serait-ce que parce qu'elle uniformise là où il y a glissement (5). S'il est vrai que la phrase nominale autorise des rapports "directs" (sémantiques et figuraux) de substantif à substantif, on ne peut pour autant parler de taches vives isolées, non interprétées... Le poème joue simplement sur des fonctions grammaticales souvent négligées, en usant de "marques" (virgules, conjonctions de coordination, prépositions) elles aussi rarement prises en considération (6). Or tout cela fait un rythme que N. Ruwet, par exemple, ne peut que négliger lorsqu'il affirme [1981, page 98] :
"Les parallélismes, le caractère elliptique de la syntaxe, imposent des connexions, entre les termes présents dans le texte, et entre ceux-ci et d'autres, absents."
Cette perspective le conduit à inventer une affectivité compensatrice, qui arase le poème :
"Comme l'a noté Jean-Claude Milner, ce type de constructions non-propositionnelles est interprété en général " comme l'expression d'un affect du sujet de l'énonciation désigné par (la construction) ". Le poème est donc teinté de subjectivité ; il exprime la joie d'un ou de plusieurs sujets indéterminés ("je" ou "nous") devant un ensemble de choses agréables ou favorables."
Quelle que soit ensuite la minutie de l'analyse syntaxique, celle-ci ne peut, en particulier, que réduire la valeur du vocatif, en renvoyant à du biographique. Elle ne peut noter ni la disparition de la préposition qui reliait au paysage, ni l'émergence d'une énonciation qui marque la division d'avec soi — sur un mode qui rappelle la deuxième personne de l'Ariette IX, la captation en moins puisqu'elle est aussi division d'avec le monde.
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Et ce sera tout pour aujourd'hui. Non mais...