"Entends-je encore ? Serais-je tout oreille, rien qu'oreille et plus autre chose ? Me voici au milieu de l'incendie des vagues, dans le déferlement de ces langues blanches qui montent me lécher les pieds ;… de tous côtés la mer hurle et menace, crie, stride contre moi, tandis qu'au plus profond des fonds le vieil ébranleur de la terre chante son air sourd comme un mugissement de fauve et bat la mesure de son chant à un tel rythme sismique, que ces monstres de rocs qui s'effritent ici sentent eux-mêmes leur cœur sauter dans leur granit. C'est alors que, soudainement, né du néant, surgit aux portes de ce labyrinthe infernal, à peine à quelques brasses de moi,… un grand voilier qui va glissant, silencieux comme les spectres. Ô fantomatique beauté ! Quel enchantement s'empare de moi ! Quoi ? tout le silence, tout le repos du monde se sont embarqués ici ? Mon bonheur est-il vraiment là, assis à cette place paisible, mon moi plus heureux, mon second moi, éternisé ? Ni déjà mort, ni encore vivant ? Serait-ce un être intermédiaire, un de ces esprits contemplatifs qui glissent et planent en silence ? Semblable à ce navire aux voiles blanches qui va courant sur la mer obscure comme un immense papillon. Ah oui ! planer au-dessus de l'existence ! C'est cela ! Voilà ce qu'il faudrait !… Mais quoi ! le vacarme des eaux me plongerait-il dans le délire ? Tout grand bruit a pour résultat de nous faire placer le bonheur dans le silence et le lointain. Lorsqu'un homme se trouve au milieu de son bruit, au milieu du déferlement de ses projets et de ses contre-projets, il lui arrive parfois de voir passer auprès de lui des êtres paisibles et féeriques dont il envie la retraite et le bonheur : ce sont les femmes. Il n'est pas loin de songer alors que son meilleur moi demeure là-bas, auprès d'elles ; qu'en ces endroits silencieux le pire fracas du ressac se transforme en calme de tombe et la vie elle-même en un rêve. Pourtant ! pourtant ! Noble rêveur, il y a sur les beaux voiliers bien du bruit et bien du vacarme, et du vacarme, hélas, le plus mesquin ! Le charme de la femme, son effet le plus puissant, c'est, pour parler le langage des philosophes, une « actio in distans », une action à distance : et cet effet nécessite avant tout précisément… une distance !"
Nietzsche
in Le gai savoir
Les femmes, leur effet à distance.
Traduction : Alexandre Vialatte*
*Lorsqu'il découvre Franz Kafka en 1925, lors de la parution de son roman Le Château, il entreprend immédiatement de traduire et de faire connaître l’écrivain encore inconnu, qu'il considère pour partie comme un humoriste. Vialatte restera traducteur d'allemand, traduisant jusqu'en 1954 une quinzaine d'auteurs parmi lesquels Nietzsche, Goethe, Brecht, Thomas Mann, Hugo von Hofmannsthal, Ernst Ludwig, Gottfried Benn.
...il lui arrive parfois de voir passer auprès de lui des êtres paisibles et féeriques dont il envie la retraite et le bonheur : ce sont les femmes.
Arf'
RépondreSupprimerC'est la première fois que je vois associés dans le même article Nietszche et pin-up.
Hormis le moment où le texte bascule sur les femmes, ça me parle. L'énergie dionysiaque au service du lyrisme et de la surnature. L'esthétique apollinienne qui réordonne le chaos et le rend recevable. Tout ceci nous ressemble au fond.
RépondreSupprimerBien que cela n'ait qu'un rapport très indirect...encore que...comme je suis addict de Tännhauser, j'en profite pour insérer ce lien :
RépondreSupprimerhttps://youtu.be/5A-Y6ULx3YI
Tannhäuser (désolée pour la faute, mais, contre toute attente, je ne parle ni l'allemand, ni le néerlandais). J'aboie pas en germanophone ;-)
RépondreSupprimerIl est vrai que la photo associée est surprenante.
RépondreSupprimerNi ange, ni féerique la dame, mais ce n'est que le point de vue d'une...femme :D
Sur ce, je retourne vaquer dans mon être intermédiaire !
Bah, en même temps, "morphée" comme elle est, j'pense qu'on n'lui d'mande pas d'être un ange ;-) Mais peut-être en est-ce un ... Après tout, les anges n'ont pas de "véhicule" associé à une image particulière. Sinon, ils ne pourraient pas faire leur boulot d'ange. Quant au mot "féérique", faudrait s'entendre : Pour les hommes, la femme, c'est "la fée au chapeau de clarté", pas la "fée du logis" non plus. ;-)
SupprimerEt puisqu'on ne me demande pas mon avis, je vais vous le donner (comme d'hab !). Y a mieux que le féérique, y a le tellurique. Et sa robe couleur de lave, ses pompes d'enfer qui ressemblent à de petits braseros, me donneraient presque envie d'aller siroter un campari piazza navona. Perché ? Non lo sai.
Bon d'accord, si on s'oriente vers du tellurique, la robe rouge peut faire l'affaire. Attention toutefois de conserver au-delà du bling le soupçon de chic qui donnera au campari le goût du "reviens-y"
SupprimerTellurique, oui, mais pas assourdissant, gardons, voulez-vous " le bonheur dans le silence et le lointain."
Du coup, ça me permet de passer de Wagner à Lilicub. J'adore ! ;-)
RépondreSupprimerhttps://youtu.be/bse02AUNP_o
Bon programme, l'Italie en voiture rouge, j'adore !
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