dimanche 15 janvier 2017

Proust. A la recherche... (La mer, extrait)






La mer

«  La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s'anéantir, comme la veilleuse des petits-enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille. Elle n'est pas séparée du ciel comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s'émeut de ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la terre uniformément sombre. C'est le moment de ses reflets mélancoliques et si doux qu'on sent son coeur se fondre en les regardant.

Quand la nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie, elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle brillante relique du jour enfouie sous les flots. Elle rafraîchit notre imagination parce qu'elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu'elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre coeur en s'élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses. »


Marcel Proust
in A la recherche..
XXVIII




Note 1 : Trouville a été une des villégiatures favorites de Marcel Proust. Elle l’a séduit pendant sa vie, et nourri, par ses vues, ses villas, et sa vie mondaine.
La Villa Persane,  
bâtie en 1859 par M. de Gastine, fût achetée en 1876 par Hélie de Talleyrand- Périgord, prince de Sagan. Cette villa ravissait Proust par son allure et par son nom. Ainsi écrit-il dans Essais et articles : « Aux admirables Frémonts […] montaient du Manoir des Roches ou de la Villa Persane la Marquise de Galliffet […] avec la princesse de Sagan, toutes deux dans leur élégance, aujourd’hui à peu près indescriptible, d’anciennes belles de l’Empire. » (On rappellera que Françoise Sagan emprunta son pseudonyme à la princesse de Sagan et le titre de son premier roman Bonjour tristesse à un poème de Baudelaire.)

Note 2 : Anna Gould était une jeune femme américaine richissime mais peu gâtée par la nature.  « Elle est surtout belle de dot » disait-on d’elle. A un premier mariage raté en 1895 succéda un second, civil cette fois et réussi, en 1908, avec Hélie de Talleyrand- Périgord, prince de Sagan. La princesse de Sagan sert de modèle pour le personnage de Madame de Luxembourg dans A la recherche du temps perdu.
Mme Aubernon de Nerville est un amie de Proust, qui fréquente son salon à Paris. Bien entendu, elle séjourne également à Trouville. Elle est l'inspiratrice du personnage de Madame Verdurin... Le monde est petit !


La mer sous la pleine lune - 15 janv.2017 à 05h45 -


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