lundi 4 décembre 2017

Louise ou Sophie ? "- Les deux " répond Malraux





Lors de son voyage au Népal en mai 1973, portrait d'André MALRAUX et de sa compagne Sophie de Vilmorin


Sophie de Vilmorin, nièce de Louise, a partagé les dernières années de Malraux. On croyait que Louise de Vilmorin fut le dernier amour d'André Malraux. Parce que sa nièce Sophie avait accepté l'ombre. Pourtant, c'est avec cette dernière que, de 1970 à 1976, ultimes années de son existence, il apprit le bonheur. Dans Aimer encore, paru chez Gallimard en 99, Sophie de Vilmorin raconte un Malraux du côté de chez André.




Qu'est-ce qui vous a décidée à ne plus vouloir être la femme oubliée?

J'en ai eu assez de n'être pour les autres que la secrétaire et l'infirmière. Ce qui m'a décidée fut le 20e anniversaire de sa mort et le transfert de ses cendres au Panthéon. Je voyais dans toute la presse des photos de Louise, ma tante, avec lui, légendées ainsi: «La dernière compagne de sa vie.» C'était quand même dur!



Pourtant, vous aimiez énormément Louise de Vilmorin?

Oui, je l'adorais. Et, certainement, des deux, c'est à moi qu'elle manquait le plus. Louise charmait André Malraux, comme elle charmait tout le monde, mais elle l'exaspérait vite. D'abord, et elle ne s'en cachait pas, elle ne comprenait rien de ce qu'il lui disait. A Verrières, elle supportait mal que ses propres invités se détournent d'elle pour l'écouter lui seul. Chacun des deux avait l'habitude d'être partout numéro un. Seuls, ils s'ennuyaient et buvaient trop de whisky. J'ai entendu des disputes. C'était très orageux entre eux.

Lorsque Louise meurt brutalement en 1969, il est malgré tout très désemparé?

Très. Et puis, à Verrières, il n'est pas chez lui. Et André Malraux redoute plus que tout de vivre seul. L'idée de rentrer dans une maison vide lui est insupportable. Bien sûr, mes oncles lui ont proposé de demeurer chez Louise.

Et vous vous trouviez là?

Je m'occupais du secrétariat de ma tante, c'est ainsi que j'ai fait sa connaissance. Lui avait comme secrétaire ma cousine Corinne. C'est seulement lorsqu'elle n'a plus été en mesure d'assumer cette tâche que je lui ai proposé de la remplacer.

Un jour, André Malraux confie à sa fille Florence: «Le pire qu'il pourrait m'arriver serait de tomber amoureux d'une femme de ton âge.» N'était-ce pas sa façon de lui annoncer que cela venait de se produire?

Exactement. Florence, devinant qu'il lui parlait de moi, lui a répliqué gentiment: «Ce n'est pas l'âge qui compte, mais la qualité de la personne.»

L'existence qu'il va mener avec vous à Verrières est à l'opposé de celle avec Louise. Vous viviez presque en reclus?

André Malraux m'a tout de suite demandé: «Voulez-vous que nous recevions?» Je tremblais, je ne savais pas ce qu'il souhaitait. Je lui ai répondu: «Non.» Et lui: «Ouf!» C'était la réponse espérée. A partir de là, Verrières est devenu le lieu exclusif de notre vie privée. Il a loué une partie de la maison, fait des travaux et m'a déclaré: «Vous savez que je ne peux pas vous épouser, mais je vous assume.»

C'était sa façon de vous dire: «Je vous aime.» Vous l'a-t-il jamais dit?

C'était un homme prude, avec son corps comme avec son c?ur. Il prouvait ses sentiments mais jamais il n'en parlait. La phrase de Cocteau «Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour» lui convient à merveille. En revanche, il avait rayé son passé et il détestait son enfance. Et, s'il vivait habité par la mort, c'était la mort métaphysique. Je dirais qu'il n'était en deuil de personne. Ce qu'il ressentait, c'était la tragédie de la mort, plus que l'absence des individus. Depuis son enfance, il avait été frappé par des disparitions soudaines: son grand-père et son père s'étaient suicidés; il avait perdu ses deux frères; Josette Clotis, la mère de ses deux fils, avait été victime d'un accident en pleine jeunesse; ses deux fils s'étaient tués ensemble en voiture à 18 et 20 ans. J'ajouterai que si les morts ne lui manquaient pas, il en était de même avec les vivants.

N'est-il pas terrible de partager la vie d'un tel indifférent ou, comme vous l'écrivez, d'un «c?ur verrouillé»?

Il n'était pas indifférent avec ceux qui étaient près de lui. Au contraire, il se montrait possessif et d'une extrême jalousie. A la suite d'un dîner avec Chagall, qui m'avait pris la main tout en me parlant, André Malraux s'est enfermé dans un mutisme de dix jours, sans me fournir d'explication. Il était aussi très susceptible et pouvait se fâcher avec une personne sans même lui en donner la raison. Cela s'est produit avec Faulkner, Jackie Kennedy, Simone Signoret. Vulnérable à la critique, il pouvait être facile, gentil, attentif. Quand on avait compris ses innombrables manies, tout était simple. Malade, à l'hôpital, il s'était montré d'une incroyable docilité avec les soignants, ne voulant jamais les déranger.

Vous ne le trouviez pas misogyne, comme certains l'affirmaient?

En tout cas, il préférait la compagnie des femmes à celle des hommes, sans être, contrairement à la légende, un séducteur. Monogame, fidèle, ayant le sens de ses responsabilités. Dire qu'il était misogyne parce qu'il avait une conception d'avant guerre du rôle de l'épouse, alors, oui. Moi, cela me convenait parfaitement. J'étais là pour lui faciliter les choses, l'écouter. J'adorais ça. J'ai eu l'immense chance de passer cinq ou six heures par jour en tête à tête avec lui pendant six ans. Et, pendant tout ce temps, il a pu écrire: Lazare, La Tête d'obsidienne, Les Hôtes de passage, la fin de L'Intemporel, et terminer, l'année de sa mort, L'Homme précaire et la littérature. Avec moi, il paraissait heureux et il écrivait. Qu'aurais-je pu espérer de mieux?

Aviez-vous conscience de faire abnégation de vous-même?

Abnégation de rien du tout. Nous avons voyagé au Japon, au Bangladesh, au Népal, en Inde. A Verrières, nous vivions entourés de ma famille, de mes filles; Florence et son mari, Alain Resnais, nous rendaient visite; André Malraux recevait des étudiants.

Il existait donc un André chez Malraux?

Un peu d'André, oui. Celui qui ne pouvait se passer de ses chats, aimait organiser des croisières, choisir pour moi un tailleur de Chanel, regarder les marronniers en fleur, sélectionner le programme du soir à la télévision, demander des nouvelles du village, parler avec les enfants.

Mais il avait conscience de penser à une autre altitude?

Lorsque Montherlant s'est suicidé, il m'a dit: «Nous ne sommes plus que trois: Aragon, Sartre et moi.» La qualité magique d'André Malraux était de faire monter chacun jusqu'à son altitude.

Vous a-t-il jamais reproché quelque chose?

De ne pas apprécier suffisamment les honneurs. Lui les aimait carrément et aurait été content de pouvoir les partager. Il me citait cet exemple: «Un homme riche doit avoir une femme qui aime l'argent, sinon où trouve-t-il sa satisfaction?»

Tiré d'un entretien mené par ©Martine de Rabaudy en 1999

2 commentaires:

  1. "La qualité magique d'André Malraux était de faire monter chacun jusqu'à son altitude."

    Ceux qui l'ont rencontré peuvent en attester.

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