Le galant tireur
Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun? -- Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie.
Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé; l'une d'elles s'enfonça même dans le plafond; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit: "Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Eh bien! cher ange, je me figure que c'est vous." Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.
Alors s'inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta: "Ah! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse!"
Charles Baudelaire
In Petits poèmes en prose
XLIII
_____________
A propos du poème
Refusé en 1865 par la Revue nationale et étrangère, "Le galant Tireur" fut édité pour la première fois dans Les Œuvres complètes de Baudelaire chez Michel Lévy (1869). On trouve une esquisse de ce texte dans les pages de Fusées (La Pléiade, pp. 1198-1199):
"Un homme va au tir au pistolet, accompagné de sa femme. /- Il ajuste une poupée, et dit à sa femme: Je me figure que c'est toi. - Il ferme les yeux et abat la poupée./ - Puis il dit, en baisant la main de sa compagne: cher ange, que je te remercie de mon adresse!"(1)
L'action est ici réduite à l'essentiel et Baudelaire a visiblement conçu son poème à partir de sa chute pour que l'esprit du lecteur soit impressionné par la froideur sadique du personnage masculin.