mercredi 6 février 2019

Flaubert. L'éducation sentimentale. Extrait 2/3




2/3

[La dernière entrevue de Frédéric et de Mme Arnoux]



Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.

Il revint.

Il fréquenta le monde, et il eut d'autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d'esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désoeuvrement de son intelligence et l'inertie de son coeur.

Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entre.

- Madame Arnoux !

- Frédéric !

Elle le saisit par les mains, l'attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :

- C'est lui ! C'est donc lui !

Dans la pénombre du crépuscule, il n'apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.

Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s'assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l'un à l'autre.



Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.

Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :

- Mais je vous revois ! Je suis heureuse !

Il ne manqua pas de lui dire qu'à la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.

- Je le savais !

- Comment ?

Elle l'avait aperçu dans la cour, et s'était cachée.

- Pourquoi ?

Alors, d'une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :

- J'avais peur ! Oui... peur de vous... de moi !

Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son coeur battait à grands coups. Elle reprit :

- Excusez-moi de n'être pas venue plus tôt (et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d'or : ) Je l'ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre.

Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s'être dérangée.

- Non ! Ce n'est pas pour cela que je suis venue ! Je tenais à cette visite, puis je m'en retournerais... là-bas.

Et elle lui parla de l'endroit qu'elle habitait.

C'était une maison basse, à un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jusqu'au haut de la colline, d'où l'on découvre la mer.

- Je vais m'asseoir là, sur un banc, que j'ai appelé : le banc Frédéric.



Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l'attirèrent.

- Je connais cette femme, il me semble ?

- Impossible ! dit Frédéric. C'est une vieille peinture italienne.

Elle avoua qu'elle désirait faire un tour à son bras, dans les rues.

Ils sortirent.

La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l'ombre l'enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d'eux mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.

[A suivre]


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