Né à Narbonne en septembre 1889, Pierre Reverdy fonde la revue Nord-Sud, qui annonce le surréalisme, en 1917. Dès 1926, il se retire près de l’abbaye de Solesmes où il meurt le 17 juin 1960. Lui qui avait anticipé bien des avant-gardes s’éloigne quand des suiveurs plus tacticiens commencent à occuper le haut du pavé littéraire. Car la mise à distance est ce qui fonde son existence tout autant que son écriture. « La poésie, c’est le bouche-abîme du réel désiré qui manque », disait-il.Son œuvre s’impose dans le siècle, solitaire et inégalée, au point que l’on a pu suggérer qu’il n’était pas poète : il était la poésie même.
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Voyage en Grèce
J’aurai filé tous les nœuds de mon destin d’un trait, sans une escale : le cœur rempli de récits de voyages, le pied toujours posé sur le tremplin flexible des passerelles du départ et l’esprit trop prudent surveillant sans cesse les écueils.
Prisonnier entre les arêtes précises du paysage et les anneaux des jours, rivé à la même chaîne de rochers, tendue pour maîtriser les frénésies subites de la mer, j’aurai suivi, dans le bouillonnement furieux de leur sillage, tous les bateaux chargés qui sont partis sans moi. Hostile au mouvement qui va en sens inverse de la terre et, insensiblement, nous écarte du bord : regardant, le dos tourné à tous ces fronts murés, à ces yeux sans éclat, à ces lèvres cicatrisées et sans murmures, par-dessus les aiguilles enchevêtrées du port qui, les jours de grand vent, du fil de l’horizon tissent la voile des nuages. En attendant un autre tour. En attendant que se décident les amarres ; quand la raison ne tient plus à la rime : quand le sort est remis au seul gré du hasard jusqu’au jour où j’aurais pu enfin prendre le large sur un de ces navires de couleur, sans équipage, qui vont en louvoyant mordre de phare en phare comme des poissons attirés par la mouche mordorée du pêcheur. Courir sous la nuit aimantée sans une étoile, dans le gémissement du vent et le halètement harassé de la meute des vagues pour, lorsqu’émerge enfin des profondeurs de l’horizon sévère le fronton limpide du matin, aborder, au signal du levant, l’éclatant rivage de la Grèce — dans l’élan sans heurt des flots dociles, frémissant parmi les doigts de cette large main posée en souveraine sur la mer.
Pierre REVERDY
in Balle au bond
"...Tous les bateaux chargés qui sont partis sans moi..."
Nicolas DE STAËL
Bateau
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