vendredi 17 mai 2019

Romain Gary dans la Pléiade







À la veille de l’été, alors que les heures chaudes vous inviteront bientôt à vous saisir de bons livres à dévorer à la faveur d’un coin d’ombre, Mireille Sacotte, un professeur tout entier consacré à la littérature comme l’Université française sait si bien en produire, vient, avec Antoine Gallimard, de nous faire un formidable cadeau en faisant entrer au panthéon littéraire de la «Pléiade» les «Romans et récits» de Romain Gary.




Chacun connaît l’homme, Roman Kacew, son parcours, depuis sa naissance en 1914 à Vilnius (ville tour à tour russe, allemande puis polonaise) en Lituanie, alors sous domination russe, jusqu’à sa disparition volontaire à Paris, en 1980, sans oublier, bien sûr, ses multiples identités, dont le fameux Émile Ajar, ce pseudonyme devenu célèbre en lui permettant de gagner, avec La Vie devant soi, une seconde fois le Goncourt (ce qui n’est pas autorisé), en 1975, alors qu’il avait déjà reçu ce prix en 1956, sous la signature de Romain Gary, pour Les Racines du ciel.




On entend régulièrement parler de sa mère, nourrie d’une ambition démesurée pour son fils, mais aussi de son passé d’aviateur, de son engagement dans la Résistance, de sa carrière de séducteur et de diplomate, maîtrisant autant les langues que le style. Beaucoup ont davantage glosé sur l’existence même de Gary, sur laquelle il jetait volontiers un regard détaché et moqueur, que sur son œuvre elle-même. Au point, parfois, de l’effacer, de la mettre au second plan, poursuivant ce faisant une sorte de malédiction née dans un petit Paris littéraire qui ne fut pas toujours tendre avec ses écrits. La consécration d’une entrée en «Pléiade» vient réparer cette injustice. Car Gary, c’est infiniment plus que sa caricature. Derrière le conteur exquis, l’inventeur subtil et fin d’une forêt de personnages si romanesques, se cache un grand auteur, à la fois pessimiste et mélancolique tout autant que nourri de valeurs essentielles, héritées en grande partie de sa mère mais aussi de sa confrontation à la guerre, à la mort, au sang coulant sous les dagues et les bombes de l’extrémisme.

Ces principes, ces piliers de la vie humaine autant que de la civilisation occidentale, ce sont la liberté, la responsabilité, la résistance à l’oppression, la démocratie et le pluralisme. Sans oublier ce qui unit toute son œuvre et l’ancre profondément au soutien du monde libre: la défense du plus fragile, du plus faible, de la plus petite des minorités qu’est la personne humaine dans ce qu’elle a d’universel, de fragile, de juste et de vrai.

Romain Gary n’était pas un écrivain engagé, comme pouvait l’être en son temps Malraux, dont il appréciait les livres et qui composait à dessein des figures au soutien de sa thèse, mais avant tout un romancier, découvrant, au fil de l’écriture, ses propres personnages et nous donnant à penser le monde au sonde cette littérature qui, à travers la fiction pure, nous en dit bien plus sur l’Homme que des centaines d’articles, de colloques et d’essais.



Derrière le cuisinier Marcellin Duprat, résistant à sa façon en régalant les officiers allemands, et la mère maquerelle engagée dans la Résistance, Julie Espinoza, des Cerfs-volants ; en filigrane de l’amour filial du Momo de La Vie devant soi, ce jeune musulman au langage cru et subtil, pour Madame Rosa, une vieille femme juive rescapée d’Auschwitz soulevant tous ses kilos pour gravir l’escalier interminable la menant à sa «pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers» ; en creux d’Éducation européenne, commencé au retour de chaque mission dans l’armée de l’air, en 1941, et du destin de Zosia et Janek, découvrant la vie et l’amour au feu de la résistance polonaise au terrible joug nazi ; et au soleil de tant d’autres héros peuplant les romans de Romain Gary, cet auteur majeur nous offre de mieux penser le monde. Pas seulement le sien, mais le nôtre.

Si Lady L. constitue un bijou de décryptage des fièvres populistes, Chien blanc offre, à travers l’entreprise de rééducation d’un chien dressé pour attaquer les Noirs, un antidote contre la «Bêtise», qu’il appelle aussi «Connerie», comme le rappelle dans sa lumineuse et envoûtante introduction Mireille Sacotte, celle du racisme des Blancs envers les Noirs et des Noirs envers les Blancs. Composé en 1968 dans le prolongement des émeutes ayant meurtri les ghettos noirs des grandes villes américaines, on y relève plus de trente fois le mot «haine»ou «haineux».



Gary s’attaque à toutes les formes de violence et de totalitarisme, des nazis, qu’il distingue très tôt des Allemands, aux Soviétiques dans Adieu à Gary Cooper. Les diplomates qui parcourent son œuvre ont le choix entre devenir alcooliques ou drogués, comme Alain Donahue, dans ce même roman, ou schizophrènes, tel l’ambassadeur de France à Rome Jean Danthès, inconsolable de l’avilissement de l’Europe dans Europa, le seul livre que chacun devrait lire avant l’aller voter aux élections prochaines.

Romain Gary voue une horreur absolue à la violence, à la maltraitance, aux sévices exercés sur les plus fragiles. «L’une de ses grandes idées, ajoute Mireille Sacotte, fut que deux faiblesses associées donnent une force décuplée.»Il faut lire et écouter Gary, notamment dans l’entretien accordé à Radio-Canada et publié dans Le Sens de ma vie, nous parler de Churchill, du général de Gaulle, de Jésus («le premier homme à avoir parlé d’une voix féminine»), autant que de l’anonyme se débattant contre l’injuste. L’auteur de La Promesse de l’aube croit en ceux qui rêvent, qui imaginent une vie meilleure, qui résistent et qui finissent, au mépris de leur vie, par gagner. Pour lui, «l’Homme»n’est pas encore né mais certains êtres, dont Martin Luther King et sa femme, Coretta, nous montrent le chemin.

Parce qu’il a vécu les pires horreurs du XXe siècle, parce que toute son œuvre est une protestation contre la situation précaire de l’homme et des plus faibles, y compris aux prises avec le vieillissement, Romain Gary, passé maître dans l’art de l’humour, de l’autodérision et de la provocation, nous livre des messages essentiels à notre temps. Y compris celui, très profond, que l’inhumanité fait partie de l’humanité, surtout quand elle est aux prises avec des idéologies malsaines, mais que chacun peut, à tout moment, comme Malcolm X, le «Black Muslim» antisémite et violent de Chien blanc, se lever et dire non.










Photo de la lettre de R.Gary pour expliquer son suicide en 1980

5 commentaires:

  1. j'en ai appris beaucoup en tout cas même si je connaissais le versant Emile Ajar

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  2. J'ai une petite anecdote concernant "La vie devant soi".
    Je parlais de ce livre à une amie qui ne l'avait pas lu, et mon petit garçon, François (5 ou 6 ans), était avec moi, il écoutait tranquillement d'une oreille distraite tout en jouant.
    Quand nous nous sommes retrouvés tous les deux, il m'a dit "dis maman, tu me raconteras le livre de ma vie ?
    Au bout d'un moment j'ai réalisé ce qu'il voulait dire. Il avait en fait compris que le livre c'était "La vie de François" au lieu de la vie devant soi.

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    1. Bonjour Catherine,
      C'est très aimable de nous faire part de ce délicieux mot d'enfant. Peut-être savez-vous à quel point nous célébrons ici, dès que possible, les enfants et la poésie, leur poésie.
      Merci.

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    2. Merci à vous d'y être sensible.

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