samedi 26 octobre 2019

Voile










Claude Habib: «Le voile choque tant en France parce qu’il s’oppose à notre culture galante»

 
TRIBUNE - Adopter le multiculturalisme anglo-saxon serait renier la spécificité française de mixité des sexes, argumente l’essayiste et romancière*.


«Il est probable que les femmes voilées suscitent autour d’elles une réprobation sociale et qu’elles en souffrent. Mais il y a plus grave qu’ôter son foulard ou changer de maillot», estime Claude Habib, ici en 2014.
«Il est probable que les femmes voilées suscitent autour d’elles une réprobation sociale et qu’elles en souffrent. Mais il y a plus grave qu’ôter son foulard ou changer de maillot», estime Claude Habib, ici en 2014. François BOUCHON/





L’apparition du voile dans la société française et son installation progressive n’ont cessé d’enflammer l’opinion depuis une trentaine d’années. La première affaire a éclaté à Creil, lorsque trois collégiennes furent exclues de leur établissement pour avoir refusé d’ôter leur voile. Les jeunes contestataires furent réintégrées le mois suivant, mais durant quinze ans, le serpent de mer allait resurgir, jusqu’à la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école. De l’aveu même de ses détracteurs d’alors, cette loi apporta l’apaisement dans la communauté éducative.
Hors de ses murs, la partie a continué de plus belle. Sous diverses variantes - burqua dans la rue, burkini à la piscine - de jeunes musulmanes n’ont cessé depuis lors de tester la tolérance sociale, qui était faible initialement, et qui s’est encore affaiblie depuis les épisodes terroristes de 2015 et 2016. Avec l’aveuglement des gens de partis, ces jeunes femmes voient là une stratégie toujours gagnante: en cas de laisser-faire, elles accroissent la visibilité de l’islam. En cas de répression, elles croient faire la preuve du racisme français, tout en endossant le statut de victime - une posture geignarde, difficile à supporter dans un pays où l’islamisme fait des morts. Il est probable que les femmes voilées suscitent autour d’elles une réprobation sociale et qu’elles en souffrent. Mais il y a plus grave qu’ôter son foulard ou changer de maillot, tel est le sentiment diffus.
Exagérées ou non, leurs doléances font leur effet. Elles divisent l’opinion. Que faire? Démocratie plutôt que République, renforcement des communautés plutôt qu’assimilation des individus, respect inconditionnel des coutumes et des costumes: la norme anglo-saxonne n’a pas manqué de relais en France. Nombre de voix se sont élevées pour défendre une vision libérale et multiculturelle, soit parce qu’elle serait meilleure en elle-même, soit parce qu’elle serait devenue inévitable dans un pays en archipel.
Les hommes, plus souvent que les femmes, tendent à dédramatiser le « bout de tissu ». Il ne risque pas de leur tomber dessus
Dès aujourd’hui le poids de la communauté musulmane serait tel qu’il faudrait composer. Réformer le modèle français, ou du moins l’infléchir pour mieux accueillir la «deuxième religion» de France: cette volonté d’ouverture est présente aussi bien à gauche qu’à droite. Elle conduit à minimiser le port du voile -Alain Juppé le comparait au fichu de sa mère, Aurélien Taché au serre-tête BCBG, Jean Clair, en historien de l’art, aux tableaux de la Vierge Marie. Les hommes, plus souvent que les femmes, tendent à dédramatiser le «bout de tissu». Il ne risque pas de leur tomber dessus. Parmi les femmes, on n’entend guère, en défense du voile, que des radicales en quête d’intersectionnalité, impatientes de conjuguer des revendications de femmes et ce qu’il leur paraît être la juste cause des ex-colonisés.
Face à ces positions compréhensives, l’argumentaire adverse est rodé: il consiste d’abord à présenter le voile comme le symbole de l’infériorité des femmes. Il s’attache aussi à lui dénier son caractère de liberté. Certes, des femmes peuvent souhaiter se voiler. On se souvient qu’en Iran, elles ont manifesté en portant le tchador pendant la révolution khomeiniste. Mais on voit qu’aujourd’hui, il n’est plus possible pour les Iraniennes de se dévoiler: des peines sévères frappent celles qui s’y risquent. La liberté de se voiler n’en est pas une, puisqu’elle est à sens unique. Mobiliser les droits humains à ce propos, c’est se moquer. En France, il existe une part, certes minoritaire, mais réelle de femmes contraintes de porter le voile. Enfin, la pudeur n’ayant pas de borne, ces demandes n’auront pas de fin. Ce sont des réformes à cliquet, chacune préparant la suivante: si l’on autorise le burkini à la piscine, l’exigence d’horaires de non-mixité suivra - il n’est pas dur de le prédire puisque la demande est déjà apparue.
Encourager le fait communautaire, comme certains élus sont tentés de le faire, revient à accroître la séparation des modes de vie sous prétexte d’en prendre acte, et à distendre le rapport aux lois, supposées indéfiniment révisables ou contournables à l’aune des nouveaux «besoins».

Ces arguments ont leur poids. Ils n’expliquent pas que le voile nous pose un problème spécifique. Manifestement, nos voisins s’en accommodent mieux. Le hidjab a son émoticône dans les claviers de nos smartphones. Pourquoi cette réaction irascible et répétée dans laquelle l’historien Patrick Boucheron dénonce une «crispation française»? Crispation coûteuse qui plus est: de ce fait la France est la cible des prédicateurs salafistes sur Al Jazeera, et des railleries américaines dans le Herald Tribune. La nation s’expose à la fois à l’incompréhension des libéraux, qui est vexante, et à l’exaltation des fanatiques, qui est mortelle.
Le voile est le symbole d’une séparation des sexes, plus ou moins rigoureuse mais toujours nécessaire, tandis que la galanterie est un modèle unique, et pour une part utopique, de mixité apaisée
Cette particularité peut se déchiffrer sur fond de la culture galante - un phénomène qui n’est pas cantonné dans le lointain passé et les livres qu’on ne lit plus. Les hôtesses d’Air France furent les seuls équipages au monde à pétitionner pour avoir le droit de ne pas porter de foulard lors des escales en Iran. Le voile est le symbole d’une séparation des sexes, plus ou moins rigoureuse mais toujours nécessaire, tandis que la galanterie est un modèle unique, et pour une part utopique, de mixité apaisée. Le voile affirme que les hommes et les femmes ne doivent pas se mêler, qu’ils ne peuvent jamais se fréquenter sans risque ni se croiser sans précaution. Sous le voile et grâce à lui, la femme tient les hommes à distance. Mais c’est en endossant la responsabilité des désirs qu’elle suscite.
La galanterie, à l’inverse, exalte la beauté des femmes, qui ne sauraient jamais se rendre trop jolies. En contrepartie, elle exige ou suppose la retenue des hommes. Un galant homme ne saurait oser un geste inconvenant. C’est donc une mixité particulière: joueuse, légère, érotisée. Elle est inconcevable dans le monde islamique ; elle est incomprise dans le monde anglo-saxon. Ce jeu nous isole mais nous y tenons, et nous restons collectivement allergiques à l’hypocrisie rigoriste. Si le voile crispe en France, c’est qu’il est perçu comme un risque. Il pourrait augurer la fin de la récréation galante, la prohibition de la coquetterie heureuse: la perte d’un bonheur français.
Par Claude Habib* Également professeur de littérature à l’université Sorbonne nouvelle, Claude Habib est, en particulier, l’auteur de «Galanterie française» (Gallimard, 2006). Dernier ouvrage paru: «Comment peut-on être tolérant?» (Desclée de Brouwer, 2019).




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