mardi 11 janvier 2022

Diderot

 

Diderot, philosophe-champagne

Si Diderot était un vin, il serait un champagne. La pensée du philosophe des Lumières, natif de Langres, emprunte au divin blanc sa limpidité éclatante et son fin pétillement. Exercice d’analogie vino-littéraire.

Diderot
Diderot / SDP

Lisons entre les vignes : si Diderot était un vin, il serait un champagne. Une lapalissade, quand on sait que le philosophe le plus génial des Lumières était enfant de Langres, en pays champenois, où le blanc pétillant faisait déjà les délices des maisons nobiliaires et des fins buveurs d’avant-garde lorsque Denis atteignit l’âge de raisin. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir le prince des vins monter sur son trône, au point qu’une querelle des anciens et des modernes éclata entre les partisans des vins blancs tranquilles, traditionnels de Champagne alors, et les amateurs de ces nouveaux vins mousseux, allègres, affilés comme un trait d’esprit. Et si ce qui se jouait au goulot était une métaphore du conflit entre les idées anciennes et les idées neuves qui allaient accoucher des Lumières ? Comparaison n’est pas raison mais ces vins d’espièglerie, ces bulles volages et ce vin à l’ivresse piquante devait autant agacer les barbons du temps que les idées effervescentes du philosophe. Pour ces fâcheux, les nectars nouveaux étaient aussi dépravés que les libertins qui s’en pourléchaient. 


Philosophe-champagne  et touche à tout

Nouveau pétillant lui-même, Diderot avance à sauts et à gambades : du matérialisme sans Dieu, au délicieux et très méta Jacques le Fataliste, au satirique Neveu de Rameau, à la stupéfiante Lettre sur les aveugles, en passant la traduction, le drame, la critique d’art moderne… Le philosophe-champagne touche à tout et porte l’éclectisme à la boutonnière. Un philosophe leste et sans système, préférant aux pesanteurs conceptuelles des grands édifices les saillies spumescentes de l’idée qui monte dans le verre. Et la légère griserie qui s’ensuit. Diderot pensait comme on boit ou comme on flâne, ainsi qu’il l’écrivait dans le début du Neveu de Rameau

Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude d’aller sur les cinq heures du soir me promener au Palais-Royal. C’est moi qu’on voit toujours seul, rêvant sur le banc d’Argenson. Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie ; j’abandonne mon esprit à tout son libertinage ; je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente, comme on voit, dans l’allée de Foi, nos jeunes dissolus marcher sur les pas d’une courtisane à l’air éventé, au visage riant, à l’œil vif, au nez retroussé, quitter celle-ci pour une autre, les attaquant toutes et ne s’attachant à aucune. Mes pensées ce sont mes catins.

Métaphore prostitutionnelle qui pourrait être vineuse : mes pensées ce sont mes bulles de champagne.

Boire et penser

Le vin pétillant est le symbole de sa gaieté vive et papillonnante : lorsqu’on lit Diderot, jamais «penser» n’aura semblé aussi proche de «boire» (dans sa version sirotante, goûtante), la soif étant la curiosité du gosier. On sait par la correspondance de sa fille qu’il trinquait au champagne pour fêter le succès de ses pièces de théâtre. Il en fit boire aussi à ses personnages dans le dialogue du fataliste et de son maître : le champagne est le vin du jeu badin, du rire malicieux et des puissances du désir. A la fin, cette scène donne lieu à une bifurcation des possibles narratifs aussi cocasse que brillante : une gueule de bois à choix multiple. Extrait extra brut, garanti sans dosage : 

Elle entre, pose ses deux bouteilles sur la table, et dit : «Allons, monsieur Jacques, faisons la paix...» (…) En parlant ainsi elle avait placé une des deux bouteilles entre ses genoux, et elle en tirait le bouchon ; ce fut avec une adresse singulière qu’elle en couvrit le goulot avec le pouce, sans laisser échapper une goutte de vin. «Allons, dit- elle à Jacques ; vite, vite, votre verre.» Jacques approche son verre ; l’hôtesse, en écartant son pouce un peu de côté, donne vent à la bouteille, et voilà le visage de Jacques tout couvert de mousse. Jacques s’était prêté à cette espièglerie, et l’hôtesse de rire et Jacques et son maître de rire. On but quelques rasades les unes sur les autres pour s'assurer de la sagesse de la bouteille. (…) Jacques, en la regardant avec des yeux dont le vin de Champagne avait augmenté la vivacité naturelle, lui dit ou à son maître : «Notre hôtesse a été belle comme un ange ; qu'en pensez-vous, monsieur ?

Et tout en balbutiant, Jacques en chemise et pieds nus, avait sablé deux ou trois rasades sans ponctuation, comme il s’exprimait, c’est-à-dire de la bouteille au verre, du verre à la bouche. Il y a deux versions sur ce qui suivit après qu’il eut éteint les lumières. Les uns prétendant qu’il se mit à tâtonner le long des murs sans pouvoir retrouver son lit, et qu’il disait : «Ma foi, il n’y est plus, ou, s’il y est, il est écrit là-haut que je ne le retrouverai pas ; dans l’un et l’autre cas, il faut s’en passer» ; et qu’il prit le parti de s’étendre sur des chaises. D’autres, qu’il était écrit là-haut qu’il s’embarrasserait les pieds dans les chaises, qu’il tomberait sur le carreau et qu’il y resterait. De ces deux versions, demain, après demain, vous choisirez, à tête reposée, celle qui vous conviendra le mieux. 

 

 

 

 

 

 



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