Les lettres du philosophe allemand Martin Heidegger à son frère seront publiées la semaine prochaine aux éditions Herder. Voici l’article que leur consacre, dans son édition du 13 octobre 2016, l’hebdomadaire «die Zeit», sous la plume d’Adam Soboczynski.
La correspondance entre le philosophe Martin Heidegger et son frère Fritz, dont des extraits sont publiés ici pour la première fois, a été entourée depuis quelque temps de rumeurs et d’énigmes. La publication des «Cahiers noirs» avait déjà suscité, voilà quelques années, un écho international: ce journal montrait que l’antisémitisme de Heidegger était un trait essentiel de sa philosophie. Pendant des décennies, beaucoup d’apologistes ont parlé, en tournant autour du pot, d’un national-socialisme «solitaire» de Heidegger, concernant surtout les années 1933-34, et prétendument sans la moindre trace de thèmes racistes. On était largement d’accord pour estimer que Heidegger avait été un être apolitique et retranché du monde, qui avait commis une erreur de courte durée.
Sur le temps qu’il a passé sous le national-socialisme lui-même, Heidegger a dit très peu de choses. L’année dernière, la philosophe Marion Heinz, dans une interview au «Zeit» (11/2015), a toutefois fait état des lettres de Heidegger à son frère Fritz, sans avoir le droit de les citer. Voici qu’elles paraissent la semaine prochaine aux éditions Herder. Il s’agit de documents clés, essentiels pour comprendre l’œuvre et ses effets, car jusqu’ici nous n’avions guère de déclarations du philosophe à propos son engagement national-socialiste. Dès fin 1931, Heidegger, alors âgé de 43 ans, envoie «Mein Kampf» à son frère et loue l’«instinct politique exceptionnel et sûr» d’Hitler. Fritz, employé de banque, a cinq ans de moins que Martin et n’est pas tenté par le national-socialisme. Il s’agit de le gagner, par lettres, à la cause du Führer. On découvre qu’Heidegger, contrairement à ce qu’on croyait jusqu’ici, est un observateur très attentif des événements politiques.
Ainsi, la manœuvre Papen, consistant à installer un ministère ne dépendant pas du Parlement, était dirigée contre les nazis: Heidegger la commente en parlant de complot juif. Il déplore que les Juifs «se libèrent progressivement de l’atmosphère de panique où ils avaient été plongés. Que les Juifs aient réussi une manœuvre telle que l’épisode Papen montre assez combien il sera en tout cas difficile de faire front à tout ce qui est grand capital et autres grands…»
La prise du pouvoir par Hitler suscite, dans ces lettres, des tempêtes d’enthousiasme en faveur des nouveaux gouvernants: le nouveau recteur se plaint uniquement que la mise à pied de ses collègues juifs lui donne beaucoup de travail. Les «choses assez basses et peu réjouissantes» du nouveau régime sont à ses yeux négligeables, à côté des«grands desseins» du «Führer».
L’un des mythes qui ont la vie dure, à propos de Heidegger, est qu’il aurait bien vite pris ses distances par rapport au national-socialisme. Certes, les éloges vibrants d’Hitler se font rares dans ces lettres, mais enfin à aucun endroit il n’est question d’une «erreur» entre-temps corrigée. Il déplore en revanche, en 1943, que la«germanité» soit détruite par le «bolchevisme» et l’«américanisme».
Peu après la guerre, Heidegger en vient à estimer, d’étrange façon, que l’exil forcé des Allemands chassés de l’Est«surpasse toutes les atrocités organisées par des criminels et se produit – et se serait produit plus tôt – indépendamment de ce nous avons ‘vécu’ entre 1933 et 45.» En juillet 1945, des «gens sortis des camps» – sans doute veut-il dire des survivants de l’holocauste – sont logés dans l’appartement des Heidegger. C’est «peu plaisant»: voilà ce que trouve à dire le philosophe allemand le plus connu du XXe siècle.
Adam Soboczynski (©die Zeit),
traduction Bernard Lortholary.
traduction Bernard Lortholary.
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