mardi 11 décembre 2018

Muray. Morceau choisi





" La comédie d'abolition du mauvais temps est mise en scène elle aussi, chaque soir, lorsqu'on vous raconte la météo en psychologisant l'anticyclone, en diabolisant telle pluie diluvienne sur le Cotentin, telle absence de neige dans les stations de sports d'hiver alors que la saison des skieurs vient de commencer, tel été pourri, telle sécheresse inadmissible, tel printemps glacé, autant de dérèglements qui, transposés en "moments de télé", deviennent d'évidentes atteintes aux droits climatiques de l'homme.
Mais le rêve, le vrai, c'est bien sûr l'abolition du temps tout court, la suppression consensuelle des avanies de la durée. Il n'y a déjà plus d'"année", tout juste quelques mois plus ou moins maussades, pendant lesquels on prépare le grand week-end du 1er mai au 31 août. Le reste est vécu comme un résidu, un bout de négativité à liquider, un à-côté de part maudite, une sorte d'archaïsme météorologique dont il serait urgent de se défaire.


Ce qu'il y a de fondant, à Cordicopolis, ce sont toutes ces âmes idylliques qui s'imaginent qu'on pourrait avoir le Bien sans Mal, le tigre sans ses griffes, la langue française sans ses buissons d'épineuses incohérences, le soleil sans la pluie, des voitures sans pollution, une "bonne" télé sans ses pubs, la littérature sans son revers de crime par lequel elle s'immortalise, les loisirs de masse sans le béton, la chimie industrielle sans les pluies acides. Le beurre et son argent pour le payer. Midi à quatorze heures comme toujours. Autant rêver Céline sans ses Bagatelles. Un "Céline qui penserait juste", ainsi que je l'ai lu quelque part. La réconciliation des contraires (*).Le Paradis sans la Chute. Le Trémolo enfin reconnu, établi dans tous ses droits, et sans aucune contrepartie.



Voilà l'utopie des bien-pensants, l'idéal de l'Ultra-Doux planétaire, plus de matières grasses, plus de colorants, rien que des objectifs super-light sous les déguisements de la Vertu. Déjà, ces saynètes en chambre qu'on appelle "débats politiques" ne sont plus organisées qu'entre représentants de tendances parfaitement interchangeables, entre démocrates-ouverts-anti-étatiques-humanistes, par exemple, et républicains-modérés-décentralisateurs-humanistes. C'est un régal de les voir discuter, faire semblant de se contredire, alors que ce qu'ils veulent, comme tout le monde, c'est consolider le terrain commun, celui de la confusion générale, la seule garantie de "vérité". A la fin, comme ne le disait pas Staline, c'est toujours le consensus qui gagne. "


Philippe Muray
In L'empire du bien
1991


(*) accentuation et lettrage rouge choisi par Nuageneuf


1 commentaire:

  1. " Mais le rêve, le vrai, c'est bien sûr l'abolition du temps tout court, la suppression consensuelle des avanies de la durée."

    Mon petit doigt me dit que ce devait être ce après quoi soupirait hier soir, en débitant son pathos, notre Jupi-toyable.

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