samedi 9 mars 2019

Degas




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Comment j'ai connu Degas, Souvenirs intimes


Quoique Degas ait été farouchement Français, l'Italie a joué un grand rôle dans sa vie. Le grand-père «de Gas» était allé se réfugier à Naples au moment de la révolution française et y fonda, dit-on, une banque. La particule a été réunie au nom, mais le peintre aimait se faire appeler «Degasse» parce que, dans son enfance, il s'était entendu appeler ainsi. Une de ses sœurs avait épousé Morbilli, génois, et Degas, à Paris, a toujours été entouré d'italiens.


C'est grâce à la langue italienne que j'ai pu, pendant de longues années, conserver des relations avec le grand artiste.



C'est grâce à la langue italienne que j'ai pu, pendant de longues années, conserver des relations avec le grand artiste. Celui-ci, en parlant l'italien avec un léger accent napolitain, se sentait- chose bien rare -heureux et sa physionomie prenait une expression de polichinelle napolitain qui était très cocasse.
Je suis un des derniers survivants de ceux qui ont admiré et senti l'impressionnisme avant sa consécration par les gros prix. J'avais entendu parler de Degas comme d'un homme singulier, entouré de mystère.Après avoir vu chez Moline un dessin très sommaire d'une danseuse (moi qui jusqu'alors ne connaissais que les Carrier-Belleuse!) je fus pris d'un impérieux désir de connaître l'artiste qui, par quelques traits, pouvait donner une telle intensité de vie. Lorsque je demandai à être introduit auprès de Degas, on me rit au nez.


Edgar Degas ( 1834-1917) dans son atelier. Photo non datée.
Edgar Degas ( 1834-1917) dans son atelier. Photo non datée. - Crédits photo : Rue des Archives/Spaarnestad/Rue des Archives

Je fréquentais assidûment Mme Edouard Manet qui m'honorait d'une amitié presque maternelle. C'est à elle qu'en désespoir de cause je m'adressai pour avoir une lettre d'introduction auprès de l'inabordable peintre. D'après l'expression de Mme Manet, je compris combien il était difficile et de dire «oui» et de dire «non»… 
Elle finit cependant par me promettre de lui écrire. Quelques jours après, avec l'impatience de la jeunesse, j'allai lui demander la réponse. Il n'y en avait encore aucune. J'attendis une semaine et comme le résultat était toujours négatif, j'insistai tellement que Mme Manet se décida à en écrire une seconde. Résultat nul encore! 
À la troisième lettre, Degas répondit enfin «Dites à cet Italien que je ne sais pas quel intérêt il peut bien prendre à me connaître, mais puisque vous me le demandez, je le verrai un de ces jours à l'heure du déjeuner.»
Je n'attendis pas longtemps le lendemain, à 12h.30 tapant, je demande à la concierge de l'immeuble de la rue Victor-Massé à quel étage demeurait M. Degas.
Elle me dit qu'il occupait trois étages, mais qu'il avait l'habitude de déjeuner au quatrième. Le cœur me battait fort en sonnant à la porte indiquée. Au bout de quelques instants, j'entends un pas traînant. La porte s'entr'ouvre à peine et je vois une vieille figure de femme ridée, avec des lunettes entourées d'un mince fil de fer. D'une voix soupçonneuse, elle me demande mon nom, me dit d'attendre, referme la porte, et revient ensuite me dire que monsieur allait me recevoir. J'entre dans le vestibule, vide de meubles, et je me trouve dans une pièce très claire où il n'y avait qu'une table, quelques chaises empaillées et des tableaux tournés contre le mur et d'autres qui étaient une fête de couleurs parmi lesquels brillait tout particulièrement «M. Duranty dans sa bibliothèque».

Première visite

M. Degas (ou plutôt Degasse) était assis à sa table, recouverte simplement d'une serviette, en train de manger une côtelette de mouton, ayant à côté de lui son dessert et, devant l'assiette, une tasse fumante de tilleul. En face de lui, une chaise vide et, sur la table nue la Libre Parole. La réception fut plutôt cordiale, car l'artiste était très fier de parler si bien sa langue à un Italien. Néanmoins, il me dit:
- C'est seulement, parce que Mme Manet m'a écrit trois fois que je vous reçois. J'espère bien que vous n'êtes ni journaliste, ni marchand de tableaux.
Quand il apprit que j'étais Vénitien, il me parla avec un sourire plein d'amitié du peintre Zandomenighi, Vénitien lui aussi, dont il était un vieux compagnon.
La conversation s'anima de plus en plus et je pus deviner, dans ce misanthrope, des délicatesses de cœur que bien des gens, soi-disant bons, auraient pu lui envier. Il me parla de Manet, avec une émotion mêlée d'ironie, et de ses séjours en Italie et de la famille qu'il y avait encore.
La Libre Parole*, sur la table, m'intriguait un peu. J'ai constaté par la suite que c'était Zoé, la servante, qui la lui lisait pendant le déjeuner. Nous étions en pleine Affaire Dreyfus, et c'est peut-être mon meilleur exploit de digne compatriote de Machiavel d'avoir su cacher mes opinions et de ne pas avoir été mis à la porte, car sur ce sujet Degas était intraitable.
Peu à peu, je m'étais habitué à l'ambiance; j'écoutais ce qu'il me disait, tout en jetant des coups d'œil de convoitise sur les chefs-d'œuvre que j'entrevoyais.


Degas ne supportait ni les louanges, ni les appréciations des profanes. Il parlait pourtant très volontiers peinture.



Degas ne supportait ni les louanges, ni les appréciations des profanes. Il parlait pourtant très volontiers peinture et était prodigue de paroles admiratives pour les grands peintres classiques de toutes les écoles et aussi pour quelques-uns des modernes. Ingres et Delacroix, dont il collectionnait avec passion les œuvres, étaient ses idoles du dix-neuvième siècle. Ingres surtout. Il me montra petit à petit, tous ceux qu'il possédait. 
Aucun de ces tableaux n'était pendu au mur. Il me raconta toutes les ruses et tous les sacrifices que lui avaient coûtés ces acquisitions, et quand une histoire était d'une exceptionnelle saveur, il s'applaudissait lui-même en riant.

Delacroix et Boldini

II me raconta avoir montré un jour sa collection à un Anglais et qu'en l'accompagnant à la porte, il lui avait dit: «Vous voyez, tout cela ne passera pas l'Océan.» L'Anglais répondit avec flegme: «Oh! Mais le Manche est plus étroit…» Pauvre vieil homme insouciant.
Il n'a pas prévu que, par suite de son manque de précaution, les œuvres qu'il aimait le plus, entre autres le portrait du baron Switer, unique dans l'œuvre de Delacroix, passeraient après sa mort «ce Manche» dont il riait avec espièglerie.
Au cours de nos conversations, j'ai recueilli une quantité de mots inédits qu'il prononçait avec une coquetterie surprenante dans un homme réputé si bougon. Il avait une sympathie très profonde pour Boldini. Il avait l'air de se moquer de lui, mais peut-être y avait-il dans cette moquerie un fond de jalousie pour l'admirable assurance de cet artiste qui faisait de lui un virtuose inégalable.
Après l'exposition du portrait du comte de Montesquiou, Degas, habitué à considérer Boldini comme le peintre des femmes qui laissaient deviner par leurs attitudes et leurs toilettes plus qu'il n'était séant de montrer, alla vers le peintre de Montesquiou et lui dit «Mon cher Boldini, quel grand talent vous avez, mais quelle drôle d'idée vous avez de l'humanité. Quand vous faites un homme, vous le ridiculisez, et quand vous faites une femme, vous la déshonorez.»


Edgar Degas avait une profonde amitié pour Giovanni Boldini, peintre italien (1845-1931).
Edgar Degas avait une profonde amitié pour Giovanni Boldini, peintre italien (1845-1931). - Crédits photo : Rue des Archives/Mary Evans/Rue des Archives

Je ne crois pas que Degas ait été insensible aux honneurs. Au fond de lui-même, il avait un grand respect pour la Légion d'honneur seulement jamais il n'a voulu désireux paraître désireux de l'avoir. Il m'a raconté qu'ayant un jour rencontré à un grand mariage Puvis de Chavannes, qui avait arboré toutes ses décorations, il lui avait dit, à demi ironique «Vous m'humiliez, tellement vous êtes constellé.»
Le peintre allemand Liebermann avait écrit un opuscule sur l'œuvre de Degas. Jeune comme je l'étais alors, je crus l'artiste sensible à sa renommée à l'étranger, et je lui proposai de le traduire en français pour le lui lire. C'était comme si j'avais signé un chèque sans provision, car la prose de Liebermann était si compliquée et si filandreuse, que tout en connaissant l'allemand comme ma propre langue, j'eus la plus grande peine à en faire une traduction compréhensible. J'y passai deux nuits entières, espérant, en récompense, un petit dessin… J'allai chez lui pour la lui lire.
La lecture dura presque une demi-heure et quand, essoufflé, j'attendis un mot d'approbation, il me regarda d'un air compatissant «Si vous voyez Liebermann, dites-lui que je suis heureux de lui avoir donné l'occasion de s'amuser.»
Et pas le moindre petit dessin pour moi!

Dans l'atelier de l'artiste

Quand nos relations furent devenues plus familières, j'ai eu l'honneur très rare d'être admis dans son atelier. Son atelier était vraiment la «bottega» comme la concevaient les grands artistes de la Renaissance. Pas un objet d'agrément, seule l'œuvre immense et créée péniblement occupait tout l'espace. Des cartons bourrés de dessins jonchaient le sol des tableaux à l'huile et au pastel sur des chevalets des boîtes de couleurs une chaise-longue capitonnée, en cretonne poussiéreuse, qui est un des leitmotive de l'œuvre de Degas et qui, selon la nécessité d'art, passait des couleurs les plus vives aux couleurs les plus précieuses. Un petit tutu blanc devenu gris, a servi à nous donner la flore magnifique que nous voyons aujourd'hui à l'Exposition de l'Orangerie**. Quelques vulgaires petites fleurs artificielles trainaient par terre et devenaient d'admirables notes sur les tulles de ses danseuses.
Ses modèles étaient naturellement toujours des femmes de métier. Il les obligeait aux poses les plus incommodes dont il retirait l'essence même.


Les danseuses bleues , tableau d'Edgar Degas, 1890. Collection Musée d'Orsay.
Les danseuses bleues , tableau d'Edgar Degas, 1890. Collection Musée d'Orsay. - Crédits photo : Rue des Archives/Korpa/Rue des Archives

Un jour, la Taglioni, la Taglioni déjà vieille, était allée le voir dans son atelier. Il fallait entendre avec quelle religieuse modestie il me raconta l'avoir questionnée sur certains mouvements de danse et comme elle, gracieusement, lui avait fait des critiques, lui indiquant par des démonstrations professionnelles les erreurs qu'il avait pu commettre. Car Degas avait la modestie des vrais grands artistes.
Un autre jour, un peintre recommandé par un ami se présente à lui et lui montre un tableau en demandant son avis. Degas en était tout confus. On voyait qu'il ne méprisait pas le tableau. On sentait qu'il voulait être sincère. Il commença presque à bredouiller, et c'est plutôt par des gestes que par des paroles qu'il finit par donner son avis. 
Son labeur était celui d'un véritable artisan. Il le commençait avec la lumière du jour et le finissait quand elle disparaissait. Après, pour toute distraction, il prenait le petit tramway de la place de Clichy et allait jusqu'au Trocadéro.

La Danseuse à la barre

Le soir de la vente Rouard, où avait été vendue pour 550.000 francs-or sa Danseuse à la barre, je le rencontrai sur la plate-forme du tramway. Pendant qu'il donnait, avec un aimable sourire, ses trois sous au contrôleur, je lui dis en italien:«Eh bien! Monsieur Degas, que dites-vous de la vente d'aujourd'hui?» J'eus pour toute réponse «Sono pazzi.» (Ils sont fous.)
Quand on a vendu à un prix exorbitant sa Danseuse chez le photographe, il me dit: «C'est Durand-Ruel qui a fait le coup en croyant me faire plaisir.» II avait horreur des marchands et plus encore des amateurs qui achetaient par spéculation.


Il se rebiffait quand on le soupçonnait de ne pas aimer la grande peinture.



Il se rebiffait quand on le soupçonnait de ne pas aimer la grande peinture. Un jour, au Louvre, devant la Belle Jardinière, il expliqua à quelqu'un qui l'accompagnait, un détail très subtil. L'autre le regarda avec étonnement: «Monsieur Degas, comme vous connaissez Raphaël.» Et de lui répondre: «Vous croyez donc que je peins de la m.»
Hayachi, le marchand d'art oriental à Paris, lui avait fait cadeau d'une estampe . Les Baigneuses de Kinoga, trouvant qu'elles avaient une certaine similitude avec les nus de l'artiste.
Degas lui donna un de ses dessins, mais quand il entendit par moi que cette estampe avait une valeur exceptionnelle, il me dit tout confus:
-Mais alors, il faudra que je lui donne un deuxième dessin?
Le désordre qui régnait dans son atelier n'était qu'apparent. Les cartons poussiéreux renfermaient des séries d'études de dessins qui formaient un ensemble homogène çt harmonieux. Il se plaisait à réunir ceux de la première manière avec d'autres qu'il avait exécutés plus tard, et il terminait la série par celui qu'il considérait comme la réussite définitive d'une de ses visions.


Jeune danseuse à la barre, dessin au fusain et à la craie d'Edgar Degas.
Jeune danseuse à la barre, dessin au fusain et à la craie d'Edgar Degas. - Crédits photo : Rue des Archives/© Granger NYC/Rue des Archives

C'était très amusant de l'entendre chercher un titre pour ses tableaux. Devant pastel où deux jeunes filles aux visages simiesques se touchaient les cheveux, il dit avec un rire enfantin:
- Sont-ils fins ou gros comme des crins?
Il avait, malgré sa rudesse, une grande tendresse pour ses modèles dont il comprenait l'amoralité et pour lesquelles il avait d'inépuisables réserves d'indulgence. Il adorait les petits métiers de Paris et appréciait infiniment les objets sortis de la fantaisie des artisans montmartrois.
Les chapeaux des modistes renommées le laissaient indifférent, mais il s'arrêtait ébahi devant les devantures de chapeaux à 4fr.95. C'est à ces admirations de flâneur que nous devons les quelques chefs-d'œuvre de modistes qui sont en ce moment à l'Orangerie. Aucun artiste n'a su placer mieux que Degas un ruban ou une fleur.
II disait toujours, quand on affirmait que l'art n'a pas de patrie, qu'il pensait le contraire. Il aurait voulu que tous les chefs-d'œuvre épars dans le monde fussent restitués à leur patrie d'origine.
- On dit qu'on va promener Raphaël en chemin de fer, et il ajoutait avec dédain: pour le montrer comme chez Barnum?
II prononçait le nom de Raphaël, de Botticelli et d'autres avec un plaisir comme s'il avait savouré des fruits délicieux. En évoquant leurs noms, il redressait la tète comme les dévots la baissent en invoquant le nom de Dieu.
Cézanne vociférait contre les Salons officiels. Degas, au contraire, disait:
- Quand j'en sors, je suis humilié de tant d'habileté…

Le cigare

Quand on a su que je fréquentais si assidûment le grand artiste, j'ai été à mon tour sollicité par bien des gens qui voulaient le connaître. Une jeune femme du monde, qui adorait son art, m'avait dit qu'elle aurait été heureuse de poser pour lui si son corps avait pu l'inspirer. Je fis tout mon possible pour la détourner de ce projet, mais, devant son insistance, j'en parlai, bien à contrecœur, à Degas.
Sa surprise, mêlée de mépris et de curiosité, se traduit par ces mots
- Dites à cette femme du monde que je paye la séance cent sous.
Ce que femme veut, Dieu le veut! J'ignore si elle a accepté les cent sous, mais elle posa pour Degas, car il me dit quelques jours après, d'un ton facétieux et admiratif:
-Vous savez votre femme du monde, elle a un joli corps. Elle a la couleur d'un cigare de La Havane.
Après son départ de la rue Victor-Massé, je ne le rencontrais plus guère que par hasard dans les rues. Il avait pris une beauté tragique. Ses longs cheveux blancs, son macfarlane râpé, son petit chapeau rond de travers sur la tête, lui donnaient l'aspect d'un grand seigneur devenu clochard. Même les paroles italiennes qu'il m'adressait encore semblaient étranges sur ses lèvres amères. Il disparut pour moi comme une ombre qui, avec les années, devient de plus en plus gigantesque.
L'exposition qui consacre actuellement sa gloire m'inspire une admiration mêlée d'une immense pitié, car je pense avec douleur à la discipline farouche à laquelle Degas s'est contraint pour réaliser les chefs-d'œuvre qu'il nous a légués.
Par Pietro Romanelli
Un papier de Pietro Romanelli paru dans Le Figaro en 1937
*La libre parole, journal d'opinion caractérisé par un violent antisémitisme créé en 1892 par Édouard Drumont.
** Le Musée de l'Orangerie consacrait une exposition à Edgar Degas en mars 1937.





 «Gladiateur Borghèse», - Crédits photo : Christie's


 «Etude académique (fragment)» - Crédits photo : Christie's


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1 commentaire:

  1. Degas est, m'a-t-on dit, le + intellectuel des peintres de l'époque. Il est pour moi et, à jamais, ma référence. J'aime bien le télescopage qui c'est fait dans ma tête à lire vos échos d'époque : Degasse-Ducasse. MERCI 1 X de + Nuage 9.

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