samedi 25 mai 2019

OBALDIA. Le centenaire (fin)









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Tout, sauf un journal. Monsieur le Comte sait vivre; jamais il n'infligerait au prochain sa thermogène, ses furoncles, sa température, ses couverts, sa mésopotamie. Et puis, devenu maigre, Monsieur le Comte a cessé de nourrir des opinions. Monsieur le Comte n'a plus que la peau et les os.
— Il n'a plus que la peau et les os !

Que pourrais-je avoir d'autre?



Pierre assiège mes sommeils. Pourquoi lui? Nous nous sommes connus, une année à peine, au temps furieux de notre adolescence ; il devait mourir tragiquement au cœur de la forêt, éventré par des sangliers. Il attendait fébrilement ses vingt ans. Pourquoi me senté-je de plus en plus amputé de Pierre? Nous nous haïssions. Nos camarades nous baptisaient « les frères ennemis ». C'est qu'à vouloir tuer les fantômes, à vouloir remettre en place la bêtise des aînés, à refuser de se contenter de peu — oh les belles années ! — à marcher superbement, les poches trouées d'éclairs, nous avions fini par emprunter les mêmes traits. (Quel visage offrirais-tu aujourd'hui, Pierre?) Mais à cet âge où nos épaules cognent le ciel, où l'océan ne saurait résumer notre soif, où notre corps se trouve à l'étroit dans notre âme, nous supportions mal notre présence réciproque et de ce que l'un semblait parodier le haut mal de l'autre ; nous allions jusqu'à jalouser nos ombres.

L'ombre de Pierre s'étend sur mes draps.

Le satyre de Madeleine-Bastille, comment donc s'appelait-il? Duquelquechose. Duroc. Du... Dutoc. J'y suis : Dutoc. Il avait outragé Mademoiselle Adélaïde de Beauflottard (qui me croira?) dans ses bonnes mœurs. Je me souviens d'Adélaïde à cause de la chanson :
Mademoisell' de Beauflottard 
Avait tout juste un peu d' retard.
Et Dutoc, oui, le satyre Dutoc, soutint devant le tribunal que la belle plaignante étant montée inconsidérément sur l'impériale, il n'avait porté la main sur ses formes que pour les prévenir d'une chute.

J'habite au premier étage, porte face. Depuis que la concierge est morte, on l'a remplacée par des boîtes.

Les valses mouraient dans les salons. On avait trouvé un passeport au cœur de la forêt. Il me prit par le bras et m'entraîna à l'écart. — « Tu sais ce qui est arrivé à Pierre? » Son regard haletait. Après qu'il m'eut conté le drame, d'un geste nerveux il s'empara de son mouchoir et le tordit comme s'il était trempé de larmes. Qu'attendait-il de moi? Quelle lueur hypocrite guettait-il dans mes yeux? Je détestais Pierre. Sa virilité offensait la mienne. Nous nous disputions les mêmes villes, les mêmes femmes. Ses chasses au sanglier me forçaient jusque dans mon lit. La nuit, des bêtes lourdes, époumonées, labouraient mes draps ; je me redressai soudain, inondé de sueurs ; un groin soufflait du feu sur mon visage ; Pierre, me dominant de sa haute taille, tirait un coutelas de sa ceinture et scalpait les étoiles. Égorgé, le ciel vendait sa peau ; il se donnait au plus offrant. Sous ma fenêtre les pas de la putain, les pas infatigables. Le talon pointu de sa chaussure trouait le crâne d'un Chinois. Je m'habillais en hâte, je descendais. — « Ta chaussure ! Elle était habituée, elle me remettait sa chaussure, elle me souriait. J'errais dans les rues en pressant la chaussure sur mon cœur. Les maisons s'écartaient ; les trottoirs me conduisaient aux abîmes. Dans les poubelles naissaient des fleurs monstrueuses, des guerriers mêlés à des détritus de comètes. Un glaive confirmait ma main, tranchait dans la chair vive de la nuit ; je m'arrêtais, je portais le glaive à mes lèvres : le talon pointu. Je ruisselais de larmes. Le Saint-Esprit m'avait abandonné sa chaussure. J'avais vingt ans. Pierre avait vingt ans. Les cathédrales avaient vingt ans. Et je faisais l'amour avec l'aurore.

Pierre descend l'escalier. Approche, approche, mon inséparable ennemi ! Nous sommes les seuls à nous imposer un visage. Nous tenons davantage à notre haine qu'aux viandes et aux alcools.

Depuis longtemps les sangliers avaient mangé le soleil. Il est mort au cœur de la forêt. Les frondaisons, épaisses comme du sang coagulé, ont arrêté le vent. Les sangliers se sont acharnés sur son corps. Toute la race s'était donné rendez-vous. Ils ont fouillé ses entrailles, ils se sont vautrés dans son sang, ils y ont mêlé leurs excréments — les arbres, engrossés soudain. Des coups sourds ont retenti dans la hutte d'un sauvage. Les sauvages se sont levés. Tour à tour ils ont trempé leur sagaie dans le chaudron rempli de poison, et ils ont joué du tam-tam, et ils ont dansé. Ils ont allumé les ténèbres et les sources ont pris feu. A la lueur des torches ils ont examiné le passeport. Depuis longtemps les sangliers... Les valses mouraient dans les salons. Dans les salons, je cherchais la femme qu'il aurait choisie pour épouse.

Méfiez-vous de mon écriture dansante.

Il y a une attitude possible : se tenir des journées entières sur un banc, la canne entre les jambes, le chapeau en auréole, l'œil poisson ; se farder outrageusement et se prendre pour une maquerelle. Je l'ai observée chez plusieurs septuagénaires.

Eh bien, je ne me souviens pas d'avoir été garçon de café, bien que cette profession ait toujours exercé sur Monsieur le Comte une incontestable fascination. Les nickels, les glaces (combien de fortes têtes évanouies dans les glaces ! A l'aube, un képi flotte sur la banquette), la pression, les couples, Marie-Ange aux fesses dures, l'œuf, le jet de baleine du siphon, les lumières, les commandes suppliantes, les lumières ! Les plaisanteries, toujours identiques. Les plaisanteries qui datent des Pharaons, du Grand Règne de la Soif. — « Allons, encore un petit verre. Mais si ! Mais si ! Garçon, un petit verre, un autre ! » Le Nil déborde, des milliers de moïses charriés par les flots entrent dans les demeures; les femmes tiennent le Petit Jésus entre leurs bras et le soleil gravite autour. — « C'est ma tournée. Allons, vous prendrez bien encore un petit verre ! » Tant de gens assoiffés. Tant de gens habillés!

Je m'habille. Je prends le métro. Non, le métro n'existe pas. Les chevaux transportent le lait, et de leurs sabots naissent des gerbes d'étincelles. L'herbe gronde sous les pavés. L'ampleur de mes vêtements me donne l'allure d'un épouvantail ; je suis pauvre, je suis nu, les moineaux font des trous à mes poches, le ciel me touche au front. — « Mais il grandira, ce petit, il grandira : avec les yeux qu'il a ! » Cette fille, si elle avait été un garçon, se serait retournée. Je me rends à la Maison Taupin-Poirel. (Taupin-Poirel et Cie). Salut ! la compagnie. Je serre des mains. Mes mains auront le dessus, elles survivront à toutes ces mains. Les mains des morts ne cessent de jouer à la main chaude. Salut Riton ! Salut Barbier, Barbichou ! Salut Édouard ! Mes mains de plongeur fendent le temps, je disparais sous l'eau, et les bulles derrière moi sont les âmes de tous les employés de la Maison Taupin-Poirel. Me voici de nouveau à la surface, à cette table, et ma main trace des signes — ma main parle. Question de souffle. Question de mémoire. Ma main de centenaire caresse une femme en forme de plage, aux lèvres de varech. Je gagne huit sous, je gagne dix sous; Taupin a un regard de fouine. J'achèterai une bicyclette et j'irai au-devant des villages où les jeunes filles sentent la lavande. Le Dimanche, la nature se met en italique. Je mangerai d'immenses tartines beurrées trempées dans un bol de café au lait, au son des cloches. (Un peu de beurre sur mes cheveux, à défaut de brillantine.) Les cloches sonneront pour Taupin. Les cloches sonneront pour Poirel. Tous les deux iront en Enfer. Les demoiselles d'héritage, malgré leurs corsets, leurs grands voiles et leurs grandes vertus, seront possédées par le cancer : leur amant leur tranchera un sein. Une si belle fortune ! Je suis pauvre, les chiens me lèchent les doigts ; je dévore des livres, des visages. Les trains halètent dans les campagnes, et les voyageurs, équipés pour livrer bataille, ne peuvent fermer l'œil : un tunnel est si vite arrivé. Le contrôleur vous gifle pour un rien, pour vous apprendre à regarder le paysage. Des vaches s'enfuient qu'on ne retrouve jamais. — « Voulez-vous avoir l'obligeance de lever la vitre? Voulez-vous un peu de ce pâté? Voulez-vous poser votre tête sur mon épaule? Voulez-vous avoir l'obligeance de baisser la vitre? Voulez-vous des sels? Voulez-vous ma casquette? Voulez-vous vraiment? » Le train entre en gare au milieu des exclamations et de l'incrédulité générale ; le conducteur est noir comme une espagnole. Je quitte ma famille.








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