vendredi 24 mai 2019

OBALDIA. Le centenaire (suite)


-2-







Le Centenaire,1959 ou les divagations d'un vieillard, la vaste épopée de la mémoire. Un roman bourré d'humour, de cocasseries délirantes, satirique en diable et virtuose jusqu'au moment où les sourds entendront, les paralytiques danseront.



.../...
Il faisait beau. Boulevard du Général Lopin, les arbres ne sont pas encore mangés par l'essence. Je suis allé chez Madame Bedel, l'épicière, elle vend aussi du cirage, des galons, et lui ai demandé douze cahiers d'écolier.
— Avec ou sans table de multiplication?
— Avec, si cela ne vous dérange pas.
Elle m'a confectionné un petit paquet, puis :
— Voilà, Monsieur Cordier (personne ne songerait à m'appeler grand-père), vous ne voulez pas quelques roudoudous?


Je m'étais dit : j'écrirai pour moi. Monsieur le Comte pourra enfin lire Monsieur le Comte (Dans treize ans je serai centenaire... ). Je me mettrai en dialogues, je me mettrai en frais et serai l'unique spectateur de mes dépenses, de ce théâtre secret. Foutaises! Commettons-nous une seule ligne que nous en prenons aussitôt à témoin le Diable et tous ses saints, que nous aimerions la communiquer à notre plus cher ennemi. Comme si... Avouons que je suis terriblement excité de remplir ces pages, que j'y éprouve un étrange plaisir. Pour un peu, je poserais à l'écrivain. Halte-là ! Achtung ! Passemaloufe ! Pas de bêtises. Sachons atteindre nos limites. De si jeunes personnes écrivent maintenant des livres (avec un naturel désarmant), qu'il paraîtrait du dernier ridicule qu'un quasi-centenaire prétendît à la concurrence. J'ai tout mon avenir derrière moi.


— Je prends Monsieur le Comte en flagrant délit de contradiction. Quelques mètres plus haut, Monsieur le Comte ne prétend-il pas à l'immortalité ?
— Signe de jeunesse ! Signe de jeunesse, mon petit ami ! A partir du moment où nous ne sommes plus capables d'assumer nos contradictions, inclinant vers une seule direction à la manière des anguilles (ou de Charles), nous courons droit au tombeau. Passemaloufe! Passemaloufe! La contradiction est fruit de vie, mon petit rouge-gorge. Monsieur le Comte a pleine conscience du nadir et du zénith, de l'Orient et de l'Occident, de Marthe et de Marie. Deux armées ennemies s'affrontent dans mon sang et je ne cesse de veiller à leur approvisionnement : denrées alimentaires, matériel de guerre, chaussures, idéologies. L'idée fixe, voilà le danger. Les grands capitaines ont toujours été défaits à cause de leur idée fixe. (Jeanne d'Arc. Hannibal, naturellement borgne.)

Un étrange plaisir ; mais qui lira ces pages? Et à quoi bon. Il faudrait que ces cahiers fussent aussi passionnants qu'un livre obscène (mes copains vieillards baignent dans une délicieuse pornographie) ou que les vingt-quatre heures du Mans. (Mon oncle mourut dans les vingt-quatre heures). Hélas ! Hélas ! Tout de même, je crois n'avoir jamais ennuyé quelqu'un jusqu'ici ; ce serait le comble de commencer maintenant, au siècle de l'atome, alors que nous allons planter nos choux dans la lune (les Américains y ont déjà loué des terrains de golf, m'a soutenu Alphonse). Prodigieux ! Prodigieux ! Monsieur le Comte ouvre l'œil. L'œil magique. Des cyclopes remuent dans les ténèbres. Le vent qui souffle vient d'ailleurs. Monsieur le Comte est le veilleur de nuit de l'atome. Le contemporain des Croisades et de la Technique, de la Vague de Moralité qui recouvrit l'univers aux alentours de la naissance des camps de concentration et des grands massacres interurbains. (— Dans che temps-là on che chervait du téléphone.) Monsieur le Comte, notre rescapé de la Guerre de Cent Ans, vole en soucoupe comme un rien tandis que son café refroidit. — « Avec ou sans sucre? » Monsieur le Comte joue du biniou dans la noosphère. Certes il arrive à Monsieur le Comte, certes il m'arrive de radoter, chertes, chertes, mais attention, achtung, passemaloufe, lorsque je radote je le sais ! Et si je poursuis ces cahiers c'est afin de poursuivre (je radote) ma mémoire. Et si j'imagine un lecteur, une petite culotte courte, c'est pour me donner une raison supplémentaire — la raison du plus faible — et aussi pour, pour aiguiser mon courage : malgré ce qu'en ait conté Monsieur le Comte, je trouve plus naturel d'importuner les demoiselles que de me courber devant des feuilles de papier.

Dans treize ans, dans douze ans... Tout de suite. Je me passe les mains à l'eau.

Chère petite culotte courte, chère mamelle assassine, ô lecteur impatient, n'attends pas de moi des recettes d'existence, des primes à la longévité. Jamais tu ne m'entendras prononcer le mot « expérience » par exemple. Par exemple. Ah ! par exemple ! C'est un mot pour les infirmes, pour les Généraux atteints de ménopause, je préfère te le dire illico, un mot que les miens (tous enterrés, rassure-toi) n'ont cessé de me corner aux oreilles avant que j'apprisse à marcher. Curieux de songer que l'on doit apprendre à marcher. Ce mot a encore le don de porter Monsieur le Comte au rouge. — « Quand tu auras notre expérience... » Expérience de taupes. Mes pauvres parents, si pauvres, si contents d'eux, si contents. Avec ce mot ils ont tenté de me façonner à leur image, de présenter au public (— Qu'est-ce que va penser Madame Tronche, Monsieur Conflans-Sainte-Honorine ?) un parfait crétin. Une voix de ténor. Un polytechnicien, qui sait? Résolus aux pires sacrifices pour ajouter un crétin de plus à la communauté. — « Quand je pense aux leçons d'anglais qu'on lui a payées ! » Ma mère surveillant mes couches, mon père abruti par son journal, m'enregistrant comme un fait-divers (certes, certes), quel spectacle ! Je le vois maintenant dans son exactitude. Je me vois. Centenaire écumant dans les langes, je recrachais le lait d'un sein avare, d'un sein affreusement légitime. Ce lait concourait à ma perte : une seule gorgée et j'entrais en convulsions. On me mit à la limonade. Ainsi naissent les vocations de garçons de café.

Un nouvel autobus passe à Charenton. Le 177. Il va au Palais-Royal. Je trouve cela comique.

Décidé. Décidé d'écrire chaque jour sur ces cahiers. Serait-ce des balivernes. Et omnia balivernas. Prédire le temps qu'il fera dans mille ans. Noter la direction d'une mouche. Consigner le craquement de l'armoire (Agnès, es-tu là?). Naturellement, aucune date. Un des privilèges de l'âge : le pouvoir de jouer aux billes avec Jules César. Aux billes. Aux boules.

Nos petits-fils les Gaulois.

                                            à suivre demain

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci d'utiliser cet espace pour publier vos appréciations.