jeudi 8 octobre 2020

Queneau et Lucky






Quand Raymond Queneau réclamait des journaux pour son chien en 1951

 
Raymond Queneau (1903- 1976), écrivain français, membre de l'Académie Goncourt, ici le 12 mars 1951, lisant «Moby Dick» avec son chien sur les genoux. Rue des Archives/mention obligatoire René Saint P
 

À l'occasion de son élection à l'Académie Goncourt en mars 1951, Le Figaro Littéraire publia en une un article de lui - très léger - dans lequel il «regrettait» de ne pas trouver de presse pour son chien Lucky.

Article paru dans Le Figaro Littéraire du 17 mars 1951.

Pour mon chien

Ce qui me scandalise chez les marchands de journaux, c'est que l'on peut s'y procurer des gazettes pour tous les goûts, pour toutes les catégories d'humanité, pour les hommes, pour les femmes, pour les enfants, pour les tricoteuses et même pour les sportifs, et qu'il n'y en a pas pour les chiens. Et pourtant ça m'arrive souvent d'avoir envie de lui acheter un magazine à mon chien. J'ai l'impression que ça lui ferait plaisir. C'est la seule chose qui manque dans le merveilleux étalage qu'est la montre d'une journétalagiste.

Avant d'avoir un chien, je ne me rendais pas compte. Naturellement. Mais je me souviens fort bien qu'un jour… Un monsieur se dirigeait vers un distributeur du quartier, qui est en boutique. C'était un dimanche, et le monsieur était précédé de son chien. À la porte du dépositaire, le chien fait mine d'entrer. «Non, lui dit le monsieur, aujourd'hui je n'achète pas le journal.» Et le clebs repris son chemin domestique. Mais peut-être avait-il envie d'un hebdomadaire, le ouah-ouah? Qui pourra nous dire s'il n'avait pas envie de faire l'emplette d'une publication coquine ou d'un mensuel pondéré?

Je regrette vivement que mon chien ne puisse participer à quelques-unes de mes distractions, bien qu'il ne soit pas de ma dignité de partager la plupart des siennes. Pourtant, par exemple, nous aimons tous les deux le cinéma. Des règlements révoltants (et fondés sur quels principes, on se le demande) m'interdisent de le faire pénétrer dans les salles obscures. Cet ostracisme me chagrine et je n'apprécie plus cet art avec la même candeur qu'autrefois.

L'autre année, au Festival de Biarritz, j'eus l'autorisation, pour une seule séance hélas, de ne pas me séparer de mon clébard. Nous vîmes ensemble Zéro de conduite , qu'il apprécia beaucoup et qu'il suivit fort attentivement, et L'Atalante. Ou plutôt, je vis L'Atalante, car au bout de fort peu de temps l'animal s'assoupit. Qu'est-ce qu'il y avait de mal dans sa conduite? Rien. Qui justifiât son exclusion? Rien. Avait-il aboyé? Que non pas. Avait-il dérangé ses voisins? Nullement. Moins que les croqueurs de cacahuètes, les lecteurs à haute voix lente de sous-titres et les couples qui ne séparent leurs lèvres qu'avec le mou son des flèches «eurêka» qu'on détache de leur point de chute.

Une revue de cinéma sainement conçue pour l'espèce canine me paraît un des problèmes de l'heure, un problème qui demande une solution urgente. De notables efforts ont été faits dans ce sens. Il est rageant de penser qu'il suffirait de si peu de choses pour que nos humaines publications deviennent, enfin, accessibles au plus reniflant quadrupèdes.

Par Raymond Queneau, de l'Académie Goncourt 

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