dimanche 6 décembre 2020

Du côté de chez Jean d’Ormesson.

 


Olivier Cadot, du côté de chez Jean d’Ormesson


L’académicien est mort, il y a trois ans. Celui qui fut à son service, mais qui était considéré comme un membre de la famille, raconte les trente-sept ans qu’il a passé auprès de «Monsieur», comme il l’appelait. L’occasion de dresser l’exquise esquisse d’un monde qui n’est pluS

Olivier Cadot, cuisinier et intendant de Jean et Françoise d’Ormesson, mardi à Neuilly. SEBASTIEN SORIANO

«Monsieur était omniprésent. Depuis sa mort, le téléphone, qui sonnait entre 10 et 30 fois par jour, ne sonne plus; il faut dire que Madame a son portable. Il n’y a presque plus de courrier non plus et on ne reçoit presque plus de livres ou très peu.»


Trois ans jour pour jour après la mort de Jean d’Ormesson, Olivier Cadot est inconsolable. Comme tant d’autres. Il fait partie de cette amicale informelle des orphelins de Jean d’Ormesson. De tous ceux, amis proches ou moins proches, écrivains, journalistes et autres, qui venaient régulièrement se réchauffer dans les rayons de ce Roi-Soleil des lettres. Olivier Cadot, qui est resté au service de «Madame», se souvient parfaitement de ce 5 décembre 2017: «C’était un mardi. Le jeudi, il devait voir Jean Rochefort. » Celui qui fut le cuisinier, le maître d’hôtel et plus encore, presque un membre de la famille de Jean d’Ormesson, pense souvent au coup de fil qu’il reçoit ce jour-là de Françoise d’Ormesson, la femme de Jean, «en pleine nuit, à minuit et demi» Il a encore en tête les dernières paroles de son «patron» hors normes. Se remémore ce qu’il lui avait cuisiné ce jour-là. «Monsieur était un peu fatigué mais il avait mangé un risotto aux truffes. Il adorait les risottos, et m’avait appelé sur le téléphone intérieur pour me dire: “Voyez, Olivier, j’ai tout mangé. Grâce à vous, je vais bien.”Ce sont presque les dernières paroles que j’ai eues de lui.»


Il se souvient aussi que, trois heures avant sa mort, «peut-être en avait-il eu le pressentiment?», l’écrivain avait écrit de sa belle écriture, de plus en plus penchée au fil des ans, deux mots de remerciement à l’attention de ses médecins. «Il m’avait fait acheter deux caisses de grands crus et, lorsque je leur ai fait porter après sa mort, je leur ai dit que c’étaient les derniers mots que Monsieur ait écrits.» Olivier Cadot, qui a partagé tant et tant de moments avec Jean d’Ormesson, n’a rien oublié. Il revoit le visage du chef des pompiers, celui de Françoise d’Ormesson, toujours là, droite et vaillante dans les moments difficiles, «une femme exceptionnelle».


Il soupire, ému presque aux larmes de revenir ainsi sur le passé. Et se souvient de cette anecdote presque prémonitoire qui lui est revenue à l’esprit, il y a peu. «En 1994, raconte-t-il, le père de Madame, M. Béghin, est décédé. Nous sommes partis en Suisse pour l’enterrement. À un moment, nous nous sommes arrêtés pour prendre de l’essence. Et après avoir payé, Monsieur m’a lancé, hilare: “Olivier, je suis entré dans la postérité. J’ai signé dans le livre d’or, juste derrière Johnny Hallyday!”.» Ironie du sort, en effet, quelques années plus tard, Johnny Hallyday meurt le même jour que Jean d’Ormesson mais, cette fois, en le précédant de quelques heures: «Monsieur s’est éteint à 1 h 30, Johnny à 22 h 30.»



Cela fait près de quarante ans qu’Olivier Cadot travaille dans son autre « maison ». Quarante ans, dont trente-sept ans au service de Madame et Monsieur, Jean et Françoise d’Ormesson. Un couple, une famille dont la vie s’est intimement mêlée à la sienne. À celle de sa propre famille aussi. Les souvenirs se bousculent. Ces journées de ski avec Jean d’Ormesson, en Suisse, au lac Noir. «Je me souviens particulièrement d’une fois. Il faisait très beau et lui qui skiait très bien me disait sans cesse: “Allez, on en fait une dernière Olivier! Une dernière.” Moi je regardais ma montre, je me disais qu’il était temps que je rentre. Il était comme un enfant.» Tous ces Noël partagés, aussi avec toujours un cadeau à son attention. «L’un des plus beaux cadeaux que Madame m’ait fait - cela m’a un peu secoué, je me suis mis à pleurer et elle aussi -, c’est lorsqu’elle m’a offert, il y a trois ans, la ceinture qu’elle avait achetée pour Monsieur. Je la porte toujours.»


Olivier Cadot a reçu bien d’autres présents, et notamment un week-end dans un Relais & Châteaux que l’académicien a offert à sa femme et à lui, pour fêter les vingt-cinq ans qu’il avait passé avec lui. Il a également accompagné Manuel Carcassonne, ancien compagnon d’Héloïse, la fille de Jean et Françoise d’Ormesson, pour déclarer la naissance de leur enfant, Marie Sara, à la mairie. «Il était un peu à l’ouest et la dame chargée d’enregistrer nous a demandé: mais qui est le père?» Olivier Cadot était là aussi, à Venise, avec la famille, pour disperser les cendres de «Monsieur» dans la lagune, face à la Douane de mer. «J’avais emporté avec moi 8 crayons à papier. Je les ai distribués à chacun et on a tous jeté un crayon à la mer. C’étaient des crayons qu’il avait utilisés. Il en restait un et, avec Marie Sara, on l’a caché quelque part à Venise et il n’y a qu’elle et moi qui savons où il est caché.»


Olivier Cadot a donc connu de près le grand homme, avec, comme tout un chacun, ses faiblesses et ses failles. Ses petits secrets et ses dérobades. Ses élans de générosité et son égoïsme souriant. Ceux qui ont eu la chance de venir déjeuner chez l’académicien, à Neuilly ou de le voir en Corse ou en Suisse, se souviennent de sa présence discrète et silencieusement goguenarde, de ses regards complices. De ses jus de carottes (avec fenouil, pomme granny smith, jus de citron et gingembre) ou de tomates (avec un peu de sauce Worcester et de tabasco), faits maison, servis en apéritif, car «Monsieur ne prenait jamais une goutte de vin ou d’alcool», mais aussi de ses plats mitonnés avec amour en fonction des préférences culinaires de l’académicien gourmand. Car, un peu comme le président de la République qu’il incarnait au cinéma dans Les Saveurs du Palais , l’académicien était, en effet, amateur de bonne chère.



Et il avait ses préférences. «Il était capable de reprendre trois fois du cassoulet. Quand M.Mohrt venait, il voulait des côtes d’agneau champvallon, un plat campagnard cuit dans un bouillon pendant deux heures au four, avec des pommes de terre et des oignons. Monsieur adorait ce genre de plats qui tient au corps. De même que tous les abats, rognons, cervelle. Et il préférait presque toujours un très bon fruit à un dessert.»


Olivier Cadot a vu défiler les convives les plus divers, à déjeuner ou dîner. Il se souvient, des étoiles dans les yeux, des tables réunissant Régis Debray, Jean Tulard, Jacques Julliard, Pierre Nora et Bernard Pivot ; de la venue de Julie Andrieu, Jean-Marie Rouart, Marc Lambron ou Claude Lanzmann «qui arrivait toujours en retard et amusait beaucoup Monsieur». «Je peux vous dire que, quand vous assistez à ce genre de déjeuners, c’est une vraie chance. Ou la, c’était de haute volée! De même lorsqu’il était seul avec Michel Déon ou Michel Mohrt.» Le majordome se rappelle également de Jean-Luc Mélenchon, venu, une fois, avec Mme Carrère d’Encausse: «Ce n’était pas triste. Quand il est arrivé, il a tendu une bouteille de beaujolais et a dit “voici ce que nous buvons, nous gens du peuple!”. »


Avec le temps, les fonctions d’Olivier Cadot se sont élargies. Il a de plus en plus déchargé Jean et Françoise d’Ormesson de toutes les tâches d’intendance. Une nécessité impérieuse pour l’auteur de La Gloire de l’Empire qui, élevé à Saint-Fargeau puis dans des ambassades, était incapable de se débrouiller dans une maison ou de se faire cuire un œuf, voire de réchauffer un potage. «Il ne savait pas ni comment on était chauffés, ni où était la cave à vins. Il ne savait rien du tout. Une année, en Suisse, il était entré dans la cuisine pour allumer son cigare et s’était écrié: “Vous n’avez pas le gaz, mais comment faites-vous la cuisine?” Il n’achetait pas un timbre, ni ses cartes de stationnement.»





Étonnamment, pourtant, quand il est arrivé en 1980, les choses n’avaient pas très bien commencé. La première fois qu’il a mis les pieds chez Françoise et Jean d’Ormesson, villa Saint-James, dans ce hameau de verdure où se situe leur hôtel particulier, il s’est dit que cela n’allait «pas durer longtemps». «Au bout d’un mois, pourtant, Madame m’a lancé: “On vous garde, est-ce que vous restez?” Je lui ai répondu: “Oui Madame”.» C’était en 1980. «À l’époque, Monsieur déjeunait dehors. Il lui arrivait même de faire deux déjeuners. Il sortait énormément, le soir aussi. Et puis, cela me faisait rire, parfois Monsieur et Madame partaient “pour le week-end”, c’est-à-dire du jeudi au mardi!»


Il m’a offert mon premier cigare. Il m’a appris le savoir-vivre, à apprécier la vie mais aussi la bienséance


Olivier Cadot avait pourtant l’habitude des «maisons bourgeoises». Après avoir été apprenti pâtissier chez Chaton, vénérable institution du 16e arrondissement de Paris, il avait été engagé chez les Van Huilant, avenue Foch, pour son savoir-faire dans la fabrication des pièces d’apparat en sucre. Un autre monde, notamment quand il se rendait dans leur château aux Pays-Bas. « Il y avait 22 maîtres d’hôtel et femmes de chambre, nous étions six en cuisine. Il y avait une coiffeuse, une fleuriste, des majordomes en livrée avec des gants blancs. Les chauffeurs qui sonnaient un coup quand ils passaient le premier pont-levis, pour que les maîtres d’hôtel soient là pour ouvrir les portières des invités. Ça, ça n’existe plus.» Il voit défiler là-bas tout le Gotha: Marie-Hélène de Rothschild, Guy de Rothschild, Maurice Rheims, les Agnelli, qu’il retrouvera ensuite chez Jean et Françoise d’Ormesson, où les règles sont moins strictes cependant. Pas question, par exemple, d’appeler Jean d’Ormesson «monsieur le comte»: «Il avait horreur de cela.»


On l’interroge: finalement que retiendra-t-il de l’académicien? La réponse fuse. «Énormément de choses. Il m’a offert mon premier cigare. Il m’a appris le savoir-vivre, à apprécier la vie mais aussi la bienséance. À ne pas passer la porte devant une dame.» «Et puis, ajoute-t-il, son érudition. Il était impressionnant. Souvent, lors des dîners, il n’y a que lui qui parlait. Tout le monde était scotché. Et aussi, même en espadrilles et pieds nus, il avait de l’allure.» En trente-sept ans de vie commune, ces deux-là ne se sont accrochés qu’une fois, en Suisse. «Il m’a passé un savon comme jamais. “Puisque c’est comme ça, demain quand vous descendrez, votre petit déjeuner sera prêt, mais je ne serai plus là”, lui ai-je dit. Une demi-heure plus tard, il était revenu: “Excusez-moi, n’en parlons plus. On s’embrasse”.»


Trois ans après, Olivier Cadot ne se remet toujours pas de la disparition de l’académicien. «Je n’ai jamais autant pleuré que quand il est parti. J’ai vu des choses que je ne dirai jamais, entendu des choses que je suis le seul à avoir entendu et que je ne dirai pas, même à ma femme.» Olivier Cadot n’a pas la froide apparence du majordome des Vestiges du jour, interprété par Anthony Hopkins. Mais, à sa façon, il est de la même trempe. Fidèle un jour, fidèle toujours.


Pcc Anne Fulda

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