lundi 1 février 2021

OBALDIA. Le Centenaire







Depuis le 4 juillet 2018, date du décès du poète et romancier, Georges-Emmanuel Clancier, alors âgé de 104 ans, René de Obaldia est devenu le doyen des poètes et le 22 octobre 2018, en fêtant son centenaire, le voici devenu le deuxième académicien à atteindre ce bel âge, après Claude Lévi-Strauss.


Le Centenaire paru en 1959 ou les divagations d'un vieillard, la vaste épopée de la mémoire. Un roman bourré d'humour, de cocasseries délirantes, satirique en diable et virtuose jusqu'au moment où les sourds entendront, les paralytiques danseront. En voici un extrait, vieux, vieux barbons et autres grincheux s'abstenir.

"Dans treize ans, je serai centenaire. On ouvrira grande la porte du salon et les contemporains viendront me toucher. Au final de l'inévitable banquet : un gâteau orné de cent bougies. Les vierges l'allumeront. Alors je me lèverai, pris légèrement de boisson, empestant l'œillet, et, de mon souffle extrême, j'éteindrai le plus grand nombre possible d'étoiles ; les témoins compteront le nombre d'années qui me restera avant de me marier avec la mort. Je vous jure de ne pas tricher, de ne pas jouer au vieillard exténué qui ne tient plus qu'à un souffle, précisément, et, usant de cet artifice, de laisser quelque quatre-vingt-quinze bougies en flammes à la consternation générale. Non ; mon honnêteté est bien connue. Mais mourrai-je?

Passé quatre-vingts, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-cinq ans et jouissant encore de toutes ses facultés (ces facultés s'exercent-elles sur un mode mineur), on ne distingue pas nettement les raisons qui inclineraient un homme à abandonner ses habitudes. Pourquoi ne pas persévérer, ne pas profiter de l'élan? Seule, importe la mémoire. Je ne suis pas encore mort — vous m'en voyez certain — du fait que j'ai énormément de mémoire. Les années défilent, défilent, à la manière des chiffres d'un compteur de taxi ; si le taxi s'arrête c'est que le chauffeur le veut bien. Sans doute, en sa faveur, pouvons-nous songer qu'il tient à recevoir quelque salaire — en l'occurrence une belle brune aux os saillants. Je poursuis : un taxi traverse Paris en tous sens, se hasarde parfois jusqu'à Charenton (j'habite Charenton) ; l'Histoire a cependant prouvé que ce même taxi peut faire irruption sur la Marne. Et qui l'empêcherait de pousser en Mongolie? En vérité, nous n'exigeons rien de nous-mêmes. Et Monsieur le Comte (Votre serviteur ! Votre serviteur !) ne voit guère pourquoi, aimant la vie comme une sœur, il ne fêterait point son centenaire, prélude à d'autres illuminations. A moins d'un cataclysme, d'une guerre. Mais dans ce cas, c'est toujours la jeunesse qui se charge de mourir.

Ne vous fiez pas à mon écriture tremblante. Dansante, devrais-je dire. Ma tête et ma main sont à moi.

Il y a quelques jours, j'ai observé chez Monsieur le Comte un léger dérèglement : je prêtais des paroles à ma petite-fille qui habite le Brésil, alors qu'il m'est revenu, pendant la nuit, qu'elles m'avaient été dites par Jacqueline, mon autre petite-fille installée à Grenoble. — « Vieillirais-tu? » m'inquiétai-je. Je dois avouer que cette confusion, pour si douce qu'elle fût, me causa un malaise. Malaise qui prit de ridicules proportions : un instant, je souhaitai que mes deux petits-enfants ne fussent jamais nés — je leur en voulais à mort de m'avoir embrouillé. Près d'une semaine, je fus tracassé par cet incident, d'autant que Sylviane et Jacqueline ne se ressemblent en rien : il eût été impossible que l'une avançât ce que l'autre, par nature, ne pouvait que retenir. Je touchais là une faille, un signe, et il me semblait urgent de leur accorder toute mon attention. Qui sait si demain je ne mettrai point résolument les paroles des uns dans la bouche des autres? Aussi bien les gens ne vous écoutent-ils jamais et l'on peut aisément échanger leurs propos sans que ces propos en pâtissent tant la futilité devient commune, mais n'est-ce pas ainsi que l'on commence à divaguer, à s'enfoncer dans les royaumes obscurs?... C'est alors que l'idée m'est venue : — Pourquoi Monsieur le Comte ne consignerait-il pas ses mots, ses pensées? Voilà qui relève d'une excellente discipline. Pourquoi même Monsieur le Comte ne noterait-il pas des épisodes de sa vie, de sa vie à épisodes, n'accueillerait-il pas sur le papier quelques vagues de sa précieuse existence? Cette démarche vaudrait autant que de battre la semelle à Charenton, d'importuner les demoiselles et de déclencher l'organe des nourrissons ! — « Oui, oui, excellente idée, excellente discipline. » Il importe de me remettre constamment en mémoire, de ne pas me perdre de vue. Voilà si longtemps — c'était hier — un enfant, bouton d'or aux lèvres et cartable au dos, se rendait à l'école en portant gaiement son squelette.


René de Obaldia

In
 Le Centenaire




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