mardi 8 juin 2021

La Révolte des mots

 

Nous sommes les mots, les utiles, les précieux, les solides. En tout cas, je les représente. Ne cherchez pas à nous rencontrer, nous sommes invisibles et n’attendons aucune publicité.


Nous avons longtemps hésité avant d’intervenir au grand jour. Mais la situation l’exige, il nous semble, d’autant qu’elle se prolonge, même si les importuns finissent par disparaître, hélas en laissant souvent la place à d’autres fâcheux.

Nous nous attaquons aux supercheries, aux imposteurs, aux mots qui veulent se faire passer pour importants, et qui ne méritent pas de l’être. Nous n’aimons pas les modes, qui font la promotion des vocables superficiels.

Je vous éclaire, avec quelques exemples d’un passé proche.

Il y a une vingtaine d’années, tout était obsolète, alors que l’adjectif se rapporte au seul usage d’un mot. Cet adjectif désigna alors les écrits, les prises de parole, aussi bien que les attitudes ou les projets. L’usage immodéré, et erroné, d’obsolète est parti des salons de la rive gauche de Paris, lors des réceptions, chics et décontractées, des fins de semaine. C’était même un terme du dimanche soir - quoi de plus mondain que les dîners du dimanche entre amis de gauche?

Quelques mois plus tard, c’est le mot cosmétique qui fut employé à tort et à travers. Il désigna d’abord tout ce qui était superficiel, en référence à son sens originel - un produit qui traite une surface visible, donc extérieure. De là un glissement du sens vers le manque de profondeur, la légèreté, jusqu’à l’inefficacité.

Ce sont les politiques et les affairistes qui s’emparèrent du mot, afin de désigner l’attitude, les projets, les actions de leurs adversaires. Tel projet de loi, ou décret, était taxé de cosmétique, ainsi que telle mesure sociale ou économique, adoptée au sein du parti opposé ou d’une entreprise rivale. Le mot survolait les nappes blanches des déjeuners d’affaires et des agapes discrètes d’hommes politiques influents ou en perdition, les uns et les autres prêts à trahir ou à la recherche d’une fin provisoire des hostilités. Et puis ils se lassèrent de ce mot pas plus efficace qu’une escarmouche, qui fut mis sur la touche par le conquérant et redoutable improbable.

Ah, il a duré, celui-ci, il a fleuri çà et là, en déposant un sourire satisfait et un peu niais sur les visages de ceux qui l’employaient. Et au-delà du sourire, l’on sentait bien pourtant une vague condescendance, une hauteur dédaigneuse envers l’événement ou l’incident que l’adjectif désignait. Il pouvait s’agir d’une rencontre amoureuse, d’une soirée, d’une tenue vestimentaire, ou encore d’un film ou d’un spectacle, et l’usage de l’adjectif venait au secours d’un fait qui les dépassait. Improbable recouvrait quelque chose qu’ils n’avaient pas prévu, ou su prévoir, et le mot leur servait d’excuse et de défense. Il devait les dédouaner de leur propre impuissance, les rassurer, en mettant dans leur poche ceux qui approuvaient.

Alors qu’obsolète fut employé à plus de quatre-vingt-dix pour cent par des gens dits «de gauche», que cosmétique fut surtout l’apanage des gens de pouvoir, c’est la vague bobo branchée de droite qui se délecta d’improbable, avec l’impression d’être un peu canaille.

Nous avons laissé faire le temps, ce grand manitou, conscients que ces trois mots comportaient au creux de leurs lettres l’annonce de leur dégringolade: obsolète est tombé en désuétude (sauf pour les machines à laver) ; cosmétique s’est dissous dans sa légèreté ; improbable a succombé à son propre sens.

Voilà pourquoi nous sommes restés dans l’ombre, confiants dans votre faculté de résilience.

D’autres dangers vous guettent, nous ne relâchons pas notre surveillance. Il semble que dystopie (que beaucoup emploient sans savoir de quoi ils parlent) et adorable soient les nouvelles lubies. Patience, ils retrouveront leur place originelle prochainement, comme la rivière en décrue.

P.-S.: notre mission s’étend également aux expressions galvaudées. Dans notre collimateur: montée en puissance et la tension est palpable.


pcc. R Wargnier


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci d'utiliser cet espace pour publier vos appréciations.